Page:Lacerte - Roxanne, 1924.djvu/19

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et à la sûreté de pieds de Bianco.

Résolument, elle ferma les yeux, et quoiqu’une sueur froide s’échappât de son front, elle osa se fier à sa monture… il n’y avait pas autre chose à faire, pour le moment, d’ailleurs.

Bianco allait lentement, très lentement… La nuit précédente, c’est le hurlement des coyotes qui lui avait fait précipiter le pas. Les oreilles pointées et renâclant par intervalles réguliers, le cheval marchait au petit pas…

Il n’est pas un animal — si ce n’est le chien — qui ait plus la prescience du danger qu’un cheval. Bianco ne mettait un pied devant l’autre qu’après s’être assuré de la solidité du sol ; si rien n’arrivait pour l’effrayer, tout promettait de bien aller.

Roxane, à supposer qu’elle parvînt à sortir de ce bois, n’oublierait jamais la sensation qu’elle éprouvait à chevaucher ainsi, les yeux fermés, afin de ne pas voir les abîmes qu’elle côtoyait, les dents serrées, afin de ne pas crier, le cœur palpitant, au point de croire qu’il allait s’échapper de sa poitrine, les jambes tremblantes, au point de pouvoir à peine tenir ses pieds dans les étriers, et les mains glacées, au point de pouvoir à peine tenir ses rênes.

Soudain, Bianco s’arrêta net, puis il se mit à hennir, Roxane ouvrit les yeux. Avait-on atteint la grande route ?… Le bois était-il franchi enfin et le cheval hennissait-il de joie ?… Hélas, non !… Deux arbres — des ormes — côte à côte, barraient la route ; ils avaient été jetés là par la tempête de la veille, sans doute. Ces arbres n’étaient pas couchés à plat sur le sol ; ils gisaient à près de trois pieds de terre… Que faire ?… Ces ormes étaient trop haut placés pour que Bianco pût les franchir ; d’un autre côté, ils étaient trop bas pour qu’il pût passer dessous. Pour comble de malheur, le cheval avait peur de ces troncs d’arbres, qui avaient l’air d’énormes boas ; il reniflait très fort et tout à coup, il fit quelques pas en arrière. Roxane se dit qu’ils allaient être précipités tous deux dans l’abîme ou dans les rapides, et elle se prépara à mourir…

Pourtant, il restait quelque chose à faire pour essayer de surmonter cette difficulté : il fallait faire sauter Bianco pardessus les troncs d’arbres ; sans cela, la jeune fille se dit qu’elle était condamnée à rester de longues heures, des jours peut-être, sur ce sentier où personne ne devait jamais passer… Mais, Bianco sauterait-il ?… Le risque serait grand ; si grand, que Roxane se demanda s’il ne valait pas mieux attendre qu’un secours quelconque lui arrivât… Si aucun secours ne lui venait cependant, elle se verrait obligée de passer la nuit dans ce bois… Elle se rappela les hurlements des coyotes entendus, la nuit précédente et elle frissonna de terreur.

— Je vais tout risquer, se dit-elle. Bianco a tellement peur de ces arbres renversés, qu’il finira par nous précipiter tous deux dans l’abîme… Si je le pouvais, je descendrais de cheval, je ferais sauter Bianco, puis j’irais le rejoindre ; mais je courrais le risque que la pauvre bête, que ces troncs d’arbres effrayent tant, soit trop affolée, après avoir sauté, pour m’attendre, et qu’elle retourne aux Barrières-de-Péage sans moi. Cela ne m’avancerait guère !… Ô Bianco, dit-elle, en pleurant tout haut, si la parole pouvait t’être donnée un instant, un seul, afin que tu me dises si tu peux sauter ou non !… À la grâce de Dieu !… Je vais faire sauter le cheval et je resterai sur la selle. Fasse le ciel qu’il ne saute ni dans le gouffre, ni dans les rapides ! Allons ! Allons ! Rien ne craint ! Rien ne craint ; c’est la devise des Monthy !

Heureusement, Bianco s’était arrêté à quelques pas des arbres renversés ; il pourrait donc prendre son élan avant de sauter, sans cela, il aurait fallu le faire reculer de plusieurs pas, et on sait quel danger comporterait, même un pas, à reculons sur cet étroit sentier, que l’on nommait, dans la Saskatchewan le « Sentier de la Mort », Roxane était loin de se douter du nom sinistre de ce sentier dans lequel elle s’était aventurée !

— Saute, Bianco ! Bon cheval, saute ! s’écria Roxane, décidée à tout risquer.

Elle appliqua une petite tape sur la croupe du cheval ; mais, au lieu de se précipiter vers l’obstacle qui obstruait la route, il se mit à reculer… La jeune amazone, alors, se compta perdue… Les rênes s’échappèrent de ses doigts… pourtant, instinctivement, elle se cramponna à la selle.

Bianco dut faire une dizaine de pas à reculons. Pas un son ne s’échappa de la bouche de Roxane… Elle pensa à Rita — pauvre petite infirme — ! qu’elle ne reverrait plus et qui allait rester seule au monde… Peut-être une autre vision passa-t-elle aussi devant ses yeux : celle d’un grand jeune homme pâle, portant, à la tête une blessure large et profonde…

Cependant, elle n’allait pas mourir, sans faire un suprême effort pour se sauver. Retirant de l’une des poches de la selle un revolver, elle pressa sur la gâchette, et un coup partit. Aussitôt, Bianco, au comble de l’épouvante, s’élança, à la course, dans la direction des troncs d’arbres.

Si Bianco savait sauter, tout irait bien ; sinon, ses pieds s’embrasseraient dans les troncs d’arbres, il tomberait, et tous deux, Roxane et sa monture, seraient précipités dans un des abîmes…

Les voici les arbres renversés !… Bianco, lancé à toute allure, prend son élan et saute de l’autre côté, arrivant fermement sur ses quatre pieds.

— Merci, mon Dieu ! s’exclama Roxane avec ferveur.

Pendant près d’une heure encore le cheminement se fit sur le Sentier de la Mort, puis enfin, Bianco mit le pied sur le grand chemin.

Il pouvait être huit heures quand la jeune fille aperçut les Barrières-de-Péage. Ses aventures l’avaient beaucoup retardée ; mais elle revenait chez elle saine et sauve, après avoir échappé aux terribles dangers de la Forêt des Abîmes et du Sentier de la Mort.