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PREMIÈRE PARTIE

La Gardienne des Barrières

CHAPITRE I

LE CHEVAL FANTÔME


Il fait une nuit épouvantable ; une de ces nuits où chacun goûte profondément le bienfait d’un abri et plaint de tout son cœur celui qui est obligé de sortir par un pareil temps. Le vent souffle avec force, produisant, quand il passe sur les grandes plaines de la Saskatchewan, un sifflement de sirène. Mille voix semblent se mêler au bruit du vent ; on dirait parfois un chuchotement, parfois une plainte, parfois aussi les lamentations d’une âme tourmentée.

Les nuages courent très-bas à l’horizon, de gros nuages noirs et courroucés, puis, soudain, on entend le tonnerre gronder, au loin, et un éclair zèbre le firmament. Le tonnerre se rapproche vite cependant et les éclairs deviennent plus fréquents. Le vent semble crier une menace à qui serait assez imprudent pour se risquer dehors par ce temps. Enfin, la pluie se met à tomber par torrents.

Sans doute, nul n’oserait quitter son foyer cette nuit. La route est déserte et aucun bruit ne parvient à l’oreille, si ce n’est celui de la tempête.

Mais, écoutez… Là-bas, tout là-bas… Qu’est-ce qu’on entend ?… N’est-ce pas le galop d’un cheval ?… Quel est le cavalier assez hardi pour s’aventurer ainsi ?… Oui, c’est bien le galop d’un cheval qu’on entend, et bientôt, on aperçoit sur la route, un cheval, en effet : un grand cheval blanc, dont les pieds semblent à peine effleurer le sol, tant son galop est souple et léger.

Un formidable coup de tonnerre éclate, tout à coup. Le cheval blanc s’arrête, puis il se cabre ; il renâcle avec force et se met à trembler de peur. L’obscurité est si profonde, excepté quand un éclair sillonne les nues, qu’on aperçoit à peine le cheval ; on sait seulement qu’il est blanc, tout blanc. Même sa queue et sa crinière sont blanches ; on dirait vraiment un cheval-fantôme — peut-être en est-ce un — ! Cet animal prend-il ses ébats, seul sur la route ?… Personne ne le monte, semble-t-il…

Pourtant, dans une accalmie de la tempête, on eut pu entendre une voix douce murmurer :

— Courage, Bianco, courage ! Ne crains rien, pauvre bête !

Une voix de femme ! Ce n’était presque pas croyable !… Mais voilà que, à la faveur d’un aveuglant éclair, on peut distinguer, quoiqu’imparfaitement, celle qui monte le cheval-fantôme : c’est une jeune fille, de dix-huit à vingt ans, et, si on peut en juger par le rapide éclair, une jeune fille d’une extraordinaire beauté. Recouverte d’une mante de nuance sombre, cette amazone semble ne faire qu’un avec sa monture.