Page:Lacroix - Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants, 1897.djvu/206

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protégez-moi ! Arrière, vision satanique ! murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête : le Seigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant à la vinée du couvent… Au secours ! au secours ! cria-t-il à plein gosier, lorsque la conscience d’un péril imminent lui eut rendu la voix. À moi, mes frères ! sauvez-moi de l’enfer ! Je t’exorcise, Belzébuth ! Plût à Dieu que j’eusse à ma dévotion une tonne d’eau bénite !


Scarron faillit se jeter sur ce braillard, qui allait donner l’alarme à tout le couvent ; mais la prudence lui fit comprendre que ce colosse de moine le terrasserait d’une chiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avant qu’on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dressée contre les douves extérieures de la cuve l’invitait à y monter et à descendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chance d’être noyé dans le vin nouveau ; il s’enfonça donc jusqu’au cou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud en comparaison de l’eau de la citerne ; il s’y désaltéra même, pour calmer le feu intérieur qui le consumait.


Le gardien du pressoir s’époumonnant à hurler et à intercéder saint Bruno, fondateur de l’ordre des Chartreux, les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle les cloches du monastère, comme si ce fût un incendie : tous les religieux étaient sur pied, toute la communauté accourait au pressoir. On accourut aussi des environs. Le novice qui jurait avoir vu le diable, délirait d’effroi, en racontant l’horrible vision qu’il avait eue ; le vin nouveau dont il s’était gorgé lui inspirait les plus extravagantes hallucinations : il en vint à raconter que le diable qui