Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/30

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Hamlet, homme d’action, perd cinq minutes à rêver devant son drame maintenant en bonnes mains. Et puis il s’exalte :

— Ça y est. Le sieur Fengo va comprendre. À bon entendeur, salut ! Et je n’aurai plus qu’à agir, qu’à signer ! Agir ! Le tuer ! lui faire rendre gorge de sa vie ! Tuer !… Hier je me suis fait la main en tuant Polonius. Il m’espionnait, caché derrière cette tapisserie qui représente le Massacre des Innocents. Ah ! ils sont tous contre moi ! Et demain Laërtes et après-demain le Fortimbras d’en face ! Il faut agir ! Il faut que je tue, ou que je m’évade d’ici ! Oh ! m’évader !… Ô liberté ! liberté ! Aimer, vivre, rêver, être célèbre, loin ! Oh ! chère aurea mediocritas ! Oui, ce qui manque à Hamlet, c’est la liberté. — Je ne demande rien à personne, moi. Je suis sans ami ; je n’ai pas un ami qui pourrait raconter mon histoire, un ami qui me précéderait partout pour m’éviter les explications qui me tuent. Je n’ai pas une jeune fille qui saurait me goûter. Ah ! oui, une garde-malade ! Une garde-malade pour l’amour de l’art, ne donnant ses baisers qu’à des mourants, des gens in-extremis, qui ne pourraient par conséquent s’en vanter ensuite.

— Et au fond, dire que j’existe ! Que j’ai ma vie à moi ! L’éternité en soi avant ma naissance, l’éternité en soi après ma mort. Et passer ainsi mes jours à tuer le temps ! Et la vieillesse qui vient, la vieillesse hideuse, révérée et vénérée des jeunes filles, des hypocrites et routinières jeunes filles. Je ne puis piétiner ainsi, anonyme ! Et laisser des Mémoires, ça ne me suffit pas. Ô Hamlet ! Hamlet ! Si l’on savait !