Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/77

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campant devant eux, le front bas, en sentinelle fraternelle, et comme cherchant à comprendre. En vain, le banderillero, posant, l’appelait, le gouaillait, lui lança même son bonnet à grappes de soie noire dans les pattes, le taureau s’obstinait à chercher, fouillant le sable d’un sabot colère, tout hébété de ce champ clos aux clameurs multicolores où il n’éventrait que des rosses aux yeux bandés ou de rouges flottantes loques.

Un capador enjamba la barrière et vint lui lancer au mûrie une outre dégonflée ; on applaudit.

Et alors, voilà que soudain, devant ces vingt mille éventails palpitant dans un grand silence d’attente à splendide ciel ouvert, cette bête s’était mise, le col ostensiblement tendu vers Ruth, comme si seule elle était cause de toutes ces vilaines choses, à pousser au loin des pacages natals un meuglement si surhumainement infortuné (si génial, pour tout dire) qu’il y eut une minute de saisissement général, une de ces minutes où se fondent les religions nouvelles, tandis qu’on emportait évanouie et délirante, qui ? — la belle et cruelle dame de la loge présidentielle.

Et Ruth reprenait d’une façon déchirante son refrain :

— Le sang, le sang... là, sur le gazon ; tous les parfums de l’Arabie...

Et, naturellement, Ruth ayant passé par là, l’hécatombe de taureaux et de chevaux devait se compléter bien étrangement, en ce jour ! Oui, ce signor presidente qui voyait notre jeune et typique héroïne pour la première fois et sans autrement la connaître, cet être singulier, avec sa face de fièvre