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donner à la marine française une halte sur la Manche. Il passe ainsi quinze ans de sa vie dans un intérieur domestique troublé par l’humeur et par la dévotion chagrine de sa femme, dans des études militaires assidues mais sans application, et dans les dissipations de la société philosophique et voluptueuse de son temps.

La Révolution qui s’approche le trouve indifférent à ses principes, préparé à ses vicissitudes. La justesse de son esprit lui a fait d’un coup d’œil mesurer la portée des événements. Il comprend vite qu’une révolution dans les idées doit emporter les institutions, à moins que ces institutions ne se moulent sur les idées nouvelles ; il se donne sans enthousiasme à la constitution, il désire le maintien du trône, il ne croit pas à la république, il pressent un changement de dynastie, on l’accuse même de le méditer. L’émigration, en décimant les hauts grades de l’armée, lui fait place ; il est nommé général par ancienneté. Il se tient dans une mesure ferme et habile, à égale distance du trône et du peuple, du contre-révolutionnaire et du factieux, prêt à passer avec l’opinion à la cour ou à la nation, selon l’événement. Il s’approche tour à tour, comme pour tâter la force naissante de Mirabeau et de Montmorin, du duc d’Orléans et des Jacobins, de La Fayette et des Girondins. Dans ses divers commandements, pendant ces jours de crise, il maintient la discipline par sa popularité, il transige avec le peuple insurgé, et se met à la tête des mouvements pour les contenir. Le peuple le croit tout à sa cause, le soldat l’adore ; il déteste l’anarchie, mais il flatte les démagogues. Il applique avec bonheur à sa fortune populaire ces manéges habiles dont Favier lui a appris l’art. Il voit dans la Révolution une héroïque intrigue. Il manœuvre son patriotisme