Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/12

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ne pas vendre un sentiment avec un sillon. Je ne m’en repentis jamais ; je ne m’en repens pas encore. Mais enfin l’heure arrivait où il fallait ou succomber ou vendre. Je retardais en vain. Si le temps a des ailes, les intérêts d’un capital ont la rapidité et le poids du wagon.

J’étais navré.... Je me retournais dans mon angoisse. Je prenais mon parti ; puis je revenais sur ma résolution prise. Je regardais de loin avec désespoir ce petit clocher gris sur le penchant de la colline, le toit de la maison, la tête des tilleuls que tu connais et qu’on voit de la route, par-dessus les tuiles du village. Je me disais : « Je ne pourrai plus passer sur cette route ; je ne pourrai plus regarder de ce côté. Ce clocher, cette colline, ce toit, ces murs, me reprocheront toute ma vie de les avoir livrés pour quelques sacs d’écus ! Et ces bons habitants ! et ces braves et pauvres vignerons, qui sont mes frères de lait et avec lesquels j’ai passé mon enfance, mangeant le même pain à la même table ! que diront-ils ? que deviendront-ils quand on va leur apprendre que j’ai vendu leurs prés, leurs vignes, leur toit, leurs vaches et leurs chèvres, et qu’un nouveau possesseur, qui ne les connaît pas, qui ne les aime pas, va bouleverser demain peut-être toute leur destinée, enracinée comme la mienne dans ce sol ingrat mais natal ? »

Cependant l’heure pressait. Je fis venir un de ces hommes estimés dans le pays, qui achètent les propriétés en bloc pour les revendre en détail, un de ces monnayeurs intelligents de la terre, et je lui dis : « Vendez-moi de Milly ce qu’il faut pour faire cent mille francs, » ou plutôt, comme dit au juif le marchand de Venise, dans Shakspeare : « Vendez-moi un morceau de ma chair ! »

Cet homme, que tu connais, car il est de ton pays,