Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la table. D’un mot j’allais aliéner pour jamais cette part de mes yeux. La main me tremblait, mon regard se troublait, le cœur me manqua.

À ce moment on ouvrit ma porte. C’était le facteur. Il jeta sur la table une lettre de Paris. M. de G*** insistait avec une obligeance qui avait l’accent et le sentiment de l’amitié. Il me donnait trois ans pour n’accoutumer à cette idée. Le lointain enleva les angles de toutes les difficultés. Il affaiblit tout en voilant tout. Je ne me dissimulai rien des amertumes qui découleraient pour moi de l’engagement que j’allais prendre. Je pesai d’un côté la tristesse de voir des yeux indifférents parcourir les fibres palpitantes de mon cœur a nu sous des regards sans indulgence ; de l’autre, le déchirement de ce cœur dont l’acte allait détacher un morceau de ma propre main. Il fallait faire un sacrifice d’amour-propre ou un sacrifice de sentiment. Je mis la main sur mes yeux, je fis le choix avec mon cœur. Le projet de vente tomba déchiré de mes mains et je répondis à M. de G*** : « J’accepte. » Milly fut sauvé et je fus lié. Pense à Bien-Assis et condamne moi, si tu l’oses. À ma place, aurais-tu fait autrement ?

Rassure-toi cependant. En livrant ces simples pages, je n’ai livré que moi. Il n’y a la ni un nom, ni une mémoire qui puisse souffrir une peine ou une ombre de mon indiscrétion. J’ai peu rencontré de méchants sur ma route, j’ai vécu dans une atmosphère de bonté, de génie, de générosité, d’amour et de vertu, je ne me souviens que des bons. J’oublie sans effort les autres. Mon âme est comme ces cribles où les faveurs d’or du Mexique recueillent les paillettes du pur métal dans les torrents des Cordillères. Le sable en retombe, l’or y reste. À quoi bon charger sa mémoire de ce qui ne sert pas à nourrir, à charmer ou à consoler le cœur ?…