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service dans le même régiment où avait servi avant lui son père. Il ne devait jamais se marier : c’était la règle du temps. Il devait vieillir dans le grade modeste de capitaine de cavalerie, auquel il était arrivé de bonne heure ; venir de temps en temps en semestre dans la maison paternelle ; gagner lentement la croix de Saint-Louis, terme unique des ambitions du gentilhomme de province ; puis, dans son âge avancé, pourvu d’une petite pension du roi et d’une légitime plus mince encore, végéter dans une chambre haute de quelque vieux château de son frère aîné, surveiller le jardin, chasser avec le curé, dresser les chevaux, jouer avec les enfants, faire la partie d’échecs ou de trictrac des voisins, complaisant né de tout le monde, esclave domestique, heureux de l’être, aimé mais négligé de tout le monde, et achevant ainsi sa vie, inaperçu, sans biens, sans femme, sans -postérité, jusqu’a ce que les infirmités et la maladie le reléguassent du salon dans la chambre nue, où pendaient au mur son casque et sa vieille épée, et qu’on dît un jour dans le château : « Le chevalier est mort. »

Mon père était le chevalier de Lamartine, et cette vie lui était destinée. Modeste et respectueux, il l’aurait acceptée en gémissant, mais sans murmure. Une circonstance vint changer inopinément tous ces arrangements du sort. Son frère aîné devint valétudinaire ; les médecins lui déconseillèrent le mariage. Il dit à son père : « Il faut marier le chevalier. » Ce fut un soulèvement général de tous les sentiments de famille et de tous les préjugés de l’habitude dans l’esprit et dans le cœur du vieux gentilhomme. Les chevaliers ne sont pas faits pour se marier. On laissa mon père à son régiment. On ajourna d’année en année cette difficulté qui révoltait surtout ma grand-mère. — Marier le chevalier ! c’est monstrueux.