Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 30.djvu/166

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tendement. Nous n’avons pas de sociétés, nous autres ; nous n’avons que quelques bonjours et bonsoirs sur le pas de la porte avec les voisins et les voisines, et puis tout le monde rentre, les uns pour préparer le souper, les autres pour coucher ou allaiter les enfants ; ceux-ci pour se délasser en famille, ceux-là pour s’endormir et se préparer au travail du lendemain. Il y en a aussi qui s’en vont dans les lieux où l’on perd son temps et sa jeunesse, les guinguettes, les cabarets, les cafés. Que voulez-vous que les pauvres filles honnêtes comme nous fassent alors du reste de la soirée, surtout en hiver, quand les jours sont courts ? Il faut bien lire ou devenir pierre à regarder blanchir ses quatre murs ou fumer ses deux tisons dans le foyer.

« — Mais que pouvez-vous lire ? demanda ma femme.

« — Ah ! voilà le mal, madame, répondit Reine ; il faut lire, et on n’a rien à lire. Les livres ont été faits pour d’autres. Excepté les Évangélistes et celui qui a écrit l’Imitation de Jésus-Christ, les auteurs n’ont pas pensé à nous en les écrivant. C’est bien naturel, madame, chacun pense à ceux de sa condition. Les auteurs, les écrivains, les poëtes, ceux, en un mot qui ont fait des poëmes, des tragédies, des comédies, des romans, étaient tous des hommes d’une condition supérieure à la nôtre, ou du moins qui étaient sortis de notre condition obscure et laborieuse pour s’élever à la société des rois, des reines, des princesses, des cours, des salons, des puissants, des riches, des heureux, des classes de loisir et de luxe, dans leur temps et dans leur pays.

« — Ils devaient en avoir les idées, en rechercher l’élévation de science et de goût, en parler la langue, en peindre les mœurs. Or, cette intelligence, cette science, ce goût perfectionné, délicat et capricieux des hautes classes ; cette langue, ces mœurs, ne pouvaient être les vôtres, à vous,