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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 30.djvu/241

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mère qui avaient vélé, du mulet de son père qui s’était égaré dans les sapins, des fromages qui ne s’épaississaient pas bien dans les métairies de cette année, des orges qui avaient verdi trop vite et qui avaient été mordues à la pointe par les précoces gelées, enfin de tout, excepté de lui et de moi. Et moi, monsieur, je faisais tout de même ; ou je ne disais rien, ou je répondais oui et non, ou je lui disais des choses qui n’avaient aucun intérêt, ni pour moi ni pour lui. Mais c’était égal, il suivait des yeux ma main, qui allait de mes genoux et mon front, en ourlant un mouchoir ; je regardais ses cheveux roulés là à côté de moi comme un écheveau de fil noir sur le comptoir ; il avait l’air d’être content, et moi je me sentais si bien, que j’aurais voulu passer des années dans ce silence ou dans ces entretiens insignifiants. Quand il se levait pour retourner aux montagnes, qu’il passait ses bras dans les bretelles de cuir de son sac, et qu’il dessinait à terre des zigzags pensifs avec la pointe de fer de son bâton, nous nous disions simplement : « À revoir, et la saison prochaine ! » Il se retournait deux ou trois fois avant de tourner la rue ; je le suivais des yeux comme une sœur suit un frère qui part, et je rentrais seule à la maison. Seulement, je m’apercevais bien plus que j’étais seule, et jusqu’à ce que la petite fût revenue le soir de chez la voisine, où elle apprenait la dentelle, je ne faisais qu’aller et venir, je ne pouvais pas tenir sur ma chaise, je n’avais pas de repos, mais je ne savais pas pourquoi.

« Je ne pensais pas qu’il m’aimait, je ne pensais pas que je l’aimais moi-même ; seulement je commençais à prendre un peu de vanité ; je m’habillais à l’air de mon visage ; je me peignais devant un petit miroir où je ne m’étais jamais regardée auparavant ; je portais des bas blancs et des souliers fins : je me voyais passer avec contentement les dimanches devant les devantures en vitres des magasins qui