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RAPHAËL

souffrance, mais une pensée. — À quoi pensez-vous si fortement ? repris-je. — Je pensais, me répondit-elle, que si Dieu frappait, en cet instant, d’immobilité toute la nature ; si ce soleil restait suspendu ainsi, le disque à moitié plongé derrière ces sapins qui obscurcissent le ciel ; si cette lumière et cette ombre restaient ainsi confondues et indécises dans l’atmosphère, ce lac dans la même limpidité, cet air dans la même tiédeur, ces deux bords éternellement à la même distance de ce bateau, ce même rayon de lumière éthérée sur votre front, ce même regard de votre pitié dans mes yeux, cette même possession de joie dans mon cœur, je comprendrais enfin ce que je n’avais pas compris encore depuis que je pense ou que je rêve. — Et quoi donc ? lui demandai-je avec anxiété. — L’éternité dans une minute et l’infini dans une sensation ! » s’écria-t-elle en se renversant à demi sur le bord du bateau, comme pour regarder l’eau et pour m’épargner l’embarras d’une réponse.

À la place des chastes et ineffables sentiments dont mon cœur était inondé, j’eus la gaucherie de répondre par une banalité de vulgaire adoration qui laissait entendre qu’un pareil bonheur ne me suffirait pas s’il n’était pas la promesse et l’avant-goût d’une autre félicité. Elle me comprit trop, elle rougit pour moi plus que pour elle-même. Elle se retourna, le visage empreint de l’émotion d’une sainteté profanée ; et, d’un accent aussi tendre mais plus pénétré et plus solennel que je n’en avais encore entendu sur ses lèvres : « Vous m’avez fait bien mal, me dit-elle à voix basse ; approchez-vous plus près, et écoutez-moi. Je ne sais pas si ce que je sens pour vous et ce que vous paraissez sentir pour moi est ce qu’on appelle amour, dans la langue pauvre et confuse du monde où les mêmes mots servent à exprimer des choses qui ne se ressemblent que dans le son qu’elles rendent sur les lèvres de l’homme ;