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LE TAILLEUR DE PIERRE

charde restera marqué sur ce granit tant que la montagne ne sera pas fondue elle-même au feu du dernier jour de la terre ; cette moulure que je creuse ou que je relève en relief avec mon ciseau, cette forme que je donne, selon mon caprice, à la pierre, ne s’useront, ne s’effaceront, ne se déplieront jamais tant que le monde sera monde ; l’impression de ma volonté et de ma main, c’est l’éternité ! Ceux qui ne seront pas nés dans mille ans, en voyant cette corniche, cette nervure, cette membrure, ce socle, cette colonne, ce réservoir sous la fontaine, où l’eau bouillonne éternellement, se diront : « Qui est-ce qui a fait cela ? » Dieu lui-même, en rappelant sa terre à lui et en la retournant dans ses mains, à la fin des temps, pour l’examiner, dira, en voyant ces déchirures de la carrière dans ses montagnes et les marques de l’outil sur les pierres brisées : « Un insecte a rongé ma terre, un homme a touché, a modifié mon élément. » Pensez-vous à cela, monsieur ? et n’y a-t-il pas de quoi rendre le tailleur de pierre glorieux de son état ? Car enfin, c’est l’état des choses sans fin. La rouille use le fer du forgeron ; mais le granit ou le porphyre rouge, dont vous voyez de petits morceaux là, dans les cailloux de la source, rien ! On dit qu’il y a, dans un pays qu’on appelle l’Égypte, des amas de pierres taillées aussi hauts que les montagnes, sans qu’on puisse savoir seulement ni pourquoi ni par qui ces pierres ont été ainsi élevées en gradins les unes sur les autres, ni dans quel reculement infini du temps. Les peuples, les rois, les prêtres, les ossements eux-mêmes, tout s’est fondu dans la mémoire de notre espèce, tout a coulé avec les eaux d’un fleuve qu’on appelle le Nil, tout s’est envolé avec ce sable qu’on appelle le désert ; eh bien, oui, monsieur, un soldat qui est revenu ici d’Égypte et qui m’a raconté ces pyramides dit qu’on a découvert des carrières grandes comme des lits de mer, d’où ces pierres de taille ont été tirées, qu’on en voit encore dans les chantiers