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LE TAILLEUR DE PIERRE

de chantier en chantier, avec ma boucharde et ma têtue, demandant de l’ouvrage là où il y en avait, et me perfectionnant dans mon état autant que ça se peut à un pauvre garçon trop âgé déjà pour apprendre à lire, à écrire et à tracer des profils au crayon sur le papier. Mais la pierre, par exemple, je la pliais et la dépliais ainsi qu’un papier. Les maîtres m’aimaient et les camarades aussi, parce que j’étais fidèle avec les uns, et, tant que je pouvais, serviable avec les autres. Ce fut de ce moment, monsieur, que je pris la résolution de ne gagner que juste ce qui m’était nécessaire pour mon pain, pour mes habits, pour l’usure de mes outils et pour ma place sous une tuile dans les villages, dans les chantiers ou dans les maisons pour lesquels je travaillais. Seulement, je ne le disais pas, de peur qu’on me prît pour un homme qui voulait se rendre singulier. Je prenais des maîtres le prix de ma journée comme un autre. Mais ensuite, quand je voyais un camarade vieilli, cassé, chargé de famille ; ou bien quand un des jeunes ouvriers avait père, mère et sœurs à nourrir de son marteau ; ou bien, enfin, quand un d’entre eux avait un accident, une maladie, une absence forcée, alors je travaillais pour eux au chantier, je faisais leur ouvrage, et ils touchaient leur solde comme à l’ordinaire. On m’avait donné le sobriquet du Remplaçant dans tous les chantiers, et, si quelqu’un avait un jour à se reposer, il venait naturellement à moi et il me disait : « Allons, Claude, il faut un bon garçon à ma place. » Et j’y allais, monsieur. Vous me direz : « Pourquoi aviez-vous ainsi renoncé à vous-même, et usiez-vous vos outils, votre temps et votre jeunesse sans songer un peu à l’avenir ? » Voici, monsieur : c’est que, perdant l’espérance d’épouser Denise, je m’étais bien résolu de ne jamais me marier, parce qu’une autre comme Denise pour moi, j’aurais bien fait dix fois le tour de France et de plus loin encore, sans jamais la rencontrer. Que voulez-vous ? quand même il y en aurait d’aussi avenante et de plus belle, ça