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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/520

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DE SAINT-POINT.

comme ce châtaignier, si on le transplantait, qui regretterait et qui aimerait la motte de terre qui a nourri ses racines !

Et alors, monsieur, et à chaque moment, le jour et la nuit, je me donnais tout seul un moment de peine et de plaisir en me disant : « Pensons librement à eux. Qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’est-ce qu’ils font là-haut, juste au moment où je pense ? Voilà la nuit, ils rentrent à la hutte, ils rallument le feu pour le souper ; voilà le matin, ils sortent avec leurs râteaux et leurs sarcloirs sur l’épaule pour aller nettoyer le pré ou l’auge ; voilà midi, ils mangent ensemble à l’ombre du soyard, au coin du champ ; voilà le soir, ils se reposent sur la porte et ils font peut-être leurs prières en pensant à moi ! Voilà le printemps, ils lavent les agneaux à la fontaine ; voilà l’été, ils rapportent sur l’aire devant la maison les gerbes d’où pendent des pavots coupés, et qui sonnent comme des fils de laiton quand elles sont sèches et que le fléau tombe dessus. Denise, ma mère et ma sœur les foulent les pieds nus, pendant que mon pauvre frère écosse les pois tout seul dans un coin de la cour, de peur qu’il ne blesse quelqu’un avec son fléau. Voilà l’automne, ils battent les châtaigniers. Voilà l’hiver, ils se chauffent à la lueur du creusieu, à la chaleur des moutons dans l’écurie, en tillant le chanvre ou en cassant les noisettes pour faire l’huile. Mais combien sont-ils ? Ma mère y est-elle encore ? Est-elle bien voûtée ? Ses mains, qui commençaient à maigrir, tremblent-elles ? Y a-t-il de nouveaux enfants autour des tabliers des femmes ou dans des berceaux au pied du lit ? » Ah ! monsieur, je ne pouvais plus jamais m’arrêter, une fois que je me dessinais en idée toutes ces choses devant les yeux, et que je me faisais en moi-même toutes ces questions auxquelles je me répondais sans savoir, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. C’étaient comme des rêves réveillés, quoi !