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DE SAINT-POINT.

plus maigre que sa scie, et qu’il ne passera pas l’hiver en vie. Il vient de partir. On ne sait pas pour quel autre chantier. Je n’ai pas pu le trouver pour lui demander ses commissions pour le pays. »

» Ce pauvre soldat ne savait pas le mal qu’il faisait. Ça fut le coup de mort pour l’aveugle. Denise, qui était dans le fond de la maison à donner le sein à sa petite, avait tout entendu aussi ; elle ne fit semblant de rien, mais ça lui tourna son lait tellement que nous fûmes obligés de faire nourrir la petite par une de nos chèvres.

» Quant à l’aveugle, il jeta un cri et se battit le front avec les deux mains, comme s’il avait vu, pour la première fois, un éclair du bon Dieu. — Ah ! j’ai tué mon frère ! qu’il me dit le soir tout bas en rentrant ; c’est mon bonheur qui lui coûte le sien : je ne puis plus vivre !

» Depuis ce jour il n’eut plus un moment de paix ; Denise elle-même n’en pouvait obtenir un mot de consolation. Sa voix même, autrefois si nécessaire à son oreille, semblait lui faire mal. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus de bon cœur, il ne voulait plus que les enfants ni Denise restassent auprès de lui dans la cour ou dans la maison. Il alla coucher tout seul avec les moutons dans l’écurie. Il ne voulait pas même de moi pour le consoler. Il me disait : C’est vous qui les avez sacrifiés pour mon bonheur ; vous avez eu tort, et moi j’ai été un Caïn ! Que le bon Dieu nous pardonne à tous et qu’il me prenne vite ! Je veux aller là-haut demander pardon à mon frère ! Je fis venir le médecin ; le médecin me dit : — Cet homme n’a point de mal, c’est le moral ; il faut s’en rapporter au temps, et lui complaire en tout, pauvre femme !

» Au bout de six mois, il mourut, sans maladie, en te demandant pardon, comme si tu avais été là, devant son lit, et en disant : — Denise, Denise, ne me reproche pas dans l’éternité de t’avoir aimée à la place d’un autre ! J’ai volé le bonheur d’un autre à ton cœur ! Je suis con-