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notes.

pauvre curé du village de Bussières, paroisse dont Milly relevait et n’était qu’un hameau.

» J’ai parlé, dans le récit des premières impressions de mon enfance, d’un jeune vicaire qui apprenait le catéchisme et le latin aux enfants du village, chez le vieux curé de Bussières. J’ai dit qu’il se nommait l’abbé D…

» L’abbé D… avait alors trente-huit ans. Son visage avait une expression d’énergie, de fierté, de virilité, qu’adoucissait seulement une teinte de tristesse douce, habituellement répandue sur sa physionomie. On y sentait une nature forte, enchaînée sous un habit par quelques liens secrets qui l’empêchent de se mouvoir et d’éclater. Le contour des joues était pâle, comme une passion contenue ; la bouche fine et délicate ; le nez droit, modelé avec une extrême pureté de lignes, renflé et palpitant vers les narines, ferme, étroit et musculeux vers le haut, où il se lie au front et sépare les yeux. Les yeux étaient d’une couleur bleu de mer mêlé de teintes grises, comme une vague à l’ombre ; les regards étaient profonds et un peu énigmatiques, comme une confidence qui ne s’achève pas ; ils étaient enfoncés sous l’arcade proéminente d’un front droit, élevé, large, poli par la pensée. Ses cheveux noirs, déjà un peu éclaircis par la fin de sa jeunesse, étaient ramenés sur ses tempes en mèches lisses, luisantes, collées à la peau, dont elles relevaient la blancheur. Ils ne laissaient apercevoir aucune trace de tonsure. Leur finesse et la moiteur habituelle de la peau leur donnaient au sommet du front et vers les tempes quelques inflexions à peine perceptibles, comme celles de l’acanthe autour d’un chapiteau de marbre.

» Tel était l’extérieur de l’homme avec lequel, malgré la distance des années, la solitude, le voisinage, la conformité de nature, l’attrait réciproque, et enfin la tristesse même de nos deux existences, allaient insensiblement me faire nouer une véritable et durable amitié.

» Cette amitié s’est cimentée depuis par les années ; elle a duré jusqu’à sa mort : et maintenant, quand je passe par le village de B…, mon cheval, habitué à ce détour, quitte le grand chemin vers une petite croix, monte un sentier rocailleux qui passe derrière l’église, sous les fenêtres de l’ancien presbytère, et s’arrête un moment de lui-même auprès du mur d’appui du cimetière. On voit par-dessus ce mur la pierre funéraire que j’ai posée sur le corps de mon ami. J’y ai fait écrire en lettres creuses, pour toute épitaphe, son nom à côté du mien. J’y donne, un moment en silence, tout ce que les vivants peuvent donner aux morts : une