je fais mes six pas dans tous les sens, sur les dalles de ma chambre étroite, je regarde un ou deux portraits suspendus au mur, images mille fois mieux peintes en moi ; je leur parle, je parle à mon chien, qui suit d’un œil intelligent et inquiet tous mes mouvements de pensée et de corps. Quelquefois je tombe à genoux devant une de ces chères mémoires du passé mort ? plus souvent, je me promène en élevant mon âme au Créateur et en articulant quelques lambeaux de prières que notre mère nous apprenait dans notre enfance et quelques versets mal cousus de ces psaumes du saint poète hébreu, que j’ai entendu chanter dans les cathédrales et qui se retrouvent çà et là dans ma mémoire, comme des notes éparses d’un air oublié.
Cela fait (et tout ne doit-il pas commencer et finir par cela ?), je m’assieds près de la vieille table de chêne où mon père et mon grand-père se sont assis. Elle est couverte de livres froissés par eux et par moi : leur vieille Bible, un grand Pétrarque in-4o, édition de Venise en deux énormes volumes, où ses œuvres latines, sa politique, ses philosophies, son Africa, tiennent deux mille pages, et où ses immortels sonnets en tiennent sept (parfaite image de la vanité et de l’incertitude du travail de l’homme, qui passe sa vie à élever un monument immense et laborieux à sa mémoire, et dont la postérité ne sauve qu’une petite pierre pour lui faire une gloire et une immortalité) ; un Homère, un Virgile, un volume de lettres de Cicéron, un tome dépareillé de Chateaubriand, de Goethe, de Byron, tous philosophes ou poètes, et une petite Imitation de Jésus-Christ, bréviaire philosophique de ma pieuse mère, qui conserve la trace de ses doigts, quelquefois de ses larmes, quelques notes d’elle, et qui contient à lui seul plus de philosophie et plus de poésie que tous ces poètes et tous ces philosophes. Au milieu de tous ces volumes poudreux et épars, quelques