Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 21.djvu/433

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
KANT
— 411 —


ont suivi la première méthode, la méthode dogmatique : mais, bon gré mal gré, ils en sont venus à fonder la morale sur des données empiriques. Du bien l’on ne peut tirer le devoir, si déjà ce bien n’est le bien moral, et il n’est tel que si déjà on y a mis le devoir qu’on en veut déduire. Au contraire, l’on peut, par le devoir, déterminer le bien ; on peut, pour la loi, trouver un objet dans le monde sensible lui-même, le seul dont nous disposions ; car le monde sensible, loin de répugner à l’universalité qui caractérise la loi morale, est lui-même soumis à des lois universelles. Le bien, c’est la réalisation, dans le monde sensible, d’une forme d’universalité qui puisse être le symbole de la raison pratique. Kant, par cette doctrine, repousse le mysticisme autant que l’empirisme. Si le principe de la détermination doit être puisé dans le monde des noumènes, c’est dans le monde des phénomènes que se réalisera et s’exercera la moralité. Et le principe même de la détermination ne restera pas sans rapport avec la nature. Il existe un sentiment qui est dans la nature et qui en même temps la dépasse, c’est le respect, affection que suscite l’idée de la loi dans une âme douée de penchants sensibles en même temps que de raison. Le respect est le mobile moral. L’inclination qu’il enveloppe, et qui vient de la volonté, ne fait nul tort à la pratique désintéressée du devoir.

Ainsi se trouve expliquée et définie la morale donnée, dans tous les éléments qu’elle renferme : mobiles, concepts, principes. Ici encore il a suffi de remonter de l’expérience à ses conditions, pour expliquer ce qu’il y a d’absolu dans nos connaissances sans déroger au principe de la philosophie moderne.

Et non seulement la critique assure ainsi les fondements de la morale ; mais, du point même où l’a menée cette recherche, elle découvre la source et la raison des croyances religieuses. La raison commande l’entier accomplissement du devoir, et exige l’union de la vertu et du bonheur. Comment la réalisation d’un tel objet est-elle possible ? La nécessité de répondre à cette question nous conduit à des propositions théoriques non démontrables comme telles, mais liées inséparablement à des vérités pratiques d’un caractère absolu. Kant appelle ces propositions des postulats. Il en établit trois : 1o La liberté : elle est nécessaire pour que l’homme puisse se déterminer, en dehors de tout attrait sensible, d’après les lois d’un monde purement intelligible. Saros doute elle n’intervient pas dans le cours des phénomènes, lesquels cesseraient d’être objets d’expérience si la causalité y était violée. Mais elle est pleine et entière dans le monde des noumènes, où elle fonde la personnalité, où elle crée en chacun de nous un caractère intelligible, dont notre caractère empirique est le symbole. 2o L’immortalité : elle est nécessaire pour que puisse se réaliser le progrès indéfini, sans lequel la parfaite adaptation de notre volonté à la loi morale demeure inconcevable. 3o Dieu : il est nécessaire pour établir, entre la moralité et le bonheur, cet accord que la raison exige, et dont ni l’une ni l’autre ne contient le principe. La morale conduit de la sorte à la religion, non comme à une science théorique expliquant la nature des choses, mais comme à la connaissance de nos devoirs en tant que commandements divins.

C’est ainsi que la critique, en poursuivant sa marche, rétablit peu à peu toutes les existences suprasensibles qu’elle avait renversées. En cela se contredit-elle ? En aucune façon ; car elle ne les prend plus dans le même sens. La critique de la raison pure a montré que de tels objets ne sont pas connaissables théoriquement, c.-à-d. à l’aide d’intuitions qui les déterminent. Ce résultat subsiste. Mais la critique de la raison pure ne nous interdisait pas, elle nous permettait au contraire de concevoir des objets supérieurs à l’expérience. D’autre part, la critique de la raison pratique ne nous dévoile en aucune façon le monde que nous fermait la critique de la raison pure, mais elle nous présente comme liés au devoir les objets sur lesquels ne pouvait se prononcer la raison théorique. Elle nous amène à dire, non


pas : il est certain qu’il y a un Dieu et une immortalité, mais bien : je veux qu’il y ait un Dieu, je veux que mon être soit, par un côté, libre et immortel. C’est là, non une science, mais une croyance rationnelle, pure, pratique. Nous ne pouvons ni voir l’objet, ni le déduire de ce que nous voyons, nous ne pouvons que le concevoir. Heureuse impuissance ! Car si nous étions en possession de la faculté qui nous manque, au lieu du devoir qui trempe et ennoblit notre volonté, Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient constamment devant nos yeux, et, par la crainte dont ils nous frapperaient, nous réduiraient à l’état de marionnetes, gesticulant à propos, mais privées de vie et de valeur morale. La sagesse mystérieuse par laquelle nous existons n’est pas moins admirable dans les dons qu’elle nous a refusés que dans ceux qu’elle nous a faits.

C. La critique a pu rendre compte de l’existence de la science et de la morale. Pour épuiser les divers ordres de nos connaissances, il reste à examiner les notions de goût et de finalité. L’expérience pourra-t-elle en fournir le principe et la mesure ? La donnée expérimentale qui est ici en jeu est le jugement, non plus le jugement déterminant, qui va du général au particulier, mais le jugement réfléchissant, qui va du particulier au général. Ce jugement est celui qui affirme, dans la nature, l’existence, non plus seulement de lois en général, mais de telles lois en particulier. Il requiert un principe spécial, qui ne peut être que le suivant : de même que les lois universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement, qui les prescrit à la nature, de même, en ce qui concerne les lois empiriques et particulières, tout se passe comme si ces lois avaient été également dictées par un entendement, se proposant de rendre intelligible et objectif le détail même des phénomènes. Cette raison des lois particulières peut être cherchée, soit dans l’accord des choses avec notre faculté de connaître, c.-à-d. dans le beau, soit dans l’accord des choses avec elles-mêmes, c.-à-d. dans la finalité.

L’appréciation du beau ne saurait s’expliquer par la seule sensation, comme le veut l’Anglais Burke. Le beau n’est pas l’agréable : il est désintéressé, il est l’objet d’un véritable jugement. Mais elle ne s’explique pas non plus par la seule raison, comme le veut le wolffien Baumgarten. Le beau n’est pas le parfait : il ne réside que dans la forme de l’objet, non dans sa matière ; et, s’il plaît, c’est sans y viser, par une sorte de finalité sans fin : en un mot, il participe du sentiment. Formé à priori et en même temps subjectif, où le jugement de goût peut-il prendre sa source ? Il n’est explicable que comme opération d’un sens commun esthétique, ou faculté de percevoir un accord entre notre faculté sensible de connaître et notre faculté intellectuelle. Sont beaux les objets en présence desquels notre imagination se trouve d’elle-même satisfaire notre entendement. Le beau est le sentiment d’un jeu de nos facultés, analogue au jeu visible, où l’observation spontanée d’une règle librement posée n’entrave en rien le libre essor de l’activité. Le beau, par suite, ne réside qu’en nous ; il n’a d’autre source et d’autre règle que le sens spécial en qui se rencontrent la sensibilité et l’entendement. Du beau proprement dit, que nous venons d’analyser, il faut distinguer le sublime, comme une autre espèce du même genre. Tandis que l’objet beau est la réalisation sensible adéquate de l’idée, l’objet sublime est la défaite de l’imagination, s’épuisant en vains efforts pour représenter une idée qui la surpasse. De l’infini il n’y a point d’images, mais seulement des symboles. Le fonds du sublime comme du beau ne peut donc être que notre nature suprasensible, en même temps que le besoin d’un accord entre cette nature et notre nature sensible. Mais le résultat de cette analyse n’est-il pas de dénier au jugement de goût toute valeur objective ? Il en serait ainsi, si l’objectivité du beau devait consister pour nous en une propriété des choses en soi ; mais une telle objectivité est une chimère. Le sens du goût que nous avons dégagé a une portée objective, en tant que lui seul rend intelligible le caractère de beauté que nous attribuons