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KANT
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c’est le point de vue auquel doivent se placer, pour l’accomplissement de leurs tâches respectives, le législateur et les citoyens. Par suite, on doit obéir au pouvoir sans en scruter l’origine. Si vicieuse que soit une forme sociale, elle n’est pas une déchéance d’un primordial état de justice : elle est le degré de réalité qu’a pu atteindre dans le temps l’idée du droit. Il est légitime de l’améliorer par voie de réforme, non de la bouleverser par voie de révolution. Si tel est son principe, l’Etat a pour mission de garantir les droits naturels de l’homme. Il ne s’occupera des mœurs qu’en tant qu’elles intéressent l’ordre public. Il respectera les croyances religieuses, mais s’opposera à une influence politique des églises. Il a le droit d’abolir les privilèges qui ne sont que des faits sans fondement rationnel. La réalisation de l’idée de l’Etat exige la division du pouvoir en législatif, exécutif et judiciaire. Le législatif est le principal. Il doit être la pleine et entière expression de la volonté collective. Le gouvernement est plus ou moins despotique, selon la mesure où il s’écarte du système représentatif. La république, forme rationnelle idéale, est un gouvernement représentatif dans ses trois pouvoirs. Dans la pratique, Kant, en dévoué sujet de Frédéric II, admet une autocratie se conformant, grâce à la générosité du prince, aux principes philosophiques du droit. Toujours appuyé sur l’idée de justice, Kant fonde le droit pénal, non l’utilité, mais sur la rémunération ; et il défend la peine de mort contre la sensiblerie de Beccaria. Le droit des gens étend aux Etats, sauf certaines modifications, les relations que le droit public établit entre les individus. Leur condition primitive n’est pas un régime de droit, c’est la guerre. Pour qu’il se crée entre eux des rapports juridiques, il faut qu’ils forment et entretiennent, d’après l’idée d’un contrat originaire, une alliance ou fédération, par laquelle ils s’engagent à ne pas s’immiscer dans les discordes intérieures les uns des autres, et à se protéger mutuellement contre les attaques extérieures. — Enfin, le droit cosmopolitique assure à chaque homme la faculté d’entrer en communication avec tous. Les nations doivent laisser accès aux étrangers. La colonisation est un droit ; toutefois, elle ne doit violer aucun droit acquis : il n’est pas permis d’être injuste, fût-ce pour étendre le domaine de la justice.

Le droit s’approche indéfiniment de la morale, il n’y peut atteindre. Il exige que la règle de nos actions extérieures puisse être érigée en loi universelle : la morale professe la même exigence en ce qui concerne la maxime même, le principe interne de nos actions. Les devoirs de vertu diffèrent ainsi des devoirs de droit, et par l’objet, en ce qu’ils déterminent l’intention et non l’acte, tandis que les devoirs de droit déterminent l’acte et non l’intention, ce qu’on exprime en disant que ceux-ci sont stricts et les autres larges ; et par le motif, en ce que le sujet se les impose lui-même, tandis que les devoirs de droit sont imposés par une contrainte extérieure. Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs ? Il n’en peut exister que deux : la perfection propre et le bonheur des autres. Vis-à-vis de moi, je dois avoir en vue la perfection, non le bonheur ; vis-à-vis d’autrui, je dois me proposer le bonheur, non la perfection. En effet, ni je ne puis me rendre heureux, ni je ne puis faire l’œuvre de la volonté des autres. En revanche, la détermination de ma volonté me concerne, et, de même, la condition des autres hommes. Le détail des devoirs ne comprendra rien qui se rapporte à la famille ou à l’Etat. Kant ne voit dans ces communautés que des relations juridiques : il a donc épuisé ce qui les concerne, dans la théorie du droit. La morale sera essentiellement individuelle et sociale. Nous n’avons de devoirs qu’envers nous-mêmes et envers les autres hommes. Car nous ne pouvons être obligés qu’envers des personnes qui soient pour nous objets d’expérience ; et l’une ou l’autre de ces deux conditions fait défaut chez les êtres supérieurs ou inférieurs à nous. Le respect de la dignité humaine, en soi et dans les autres ; tel est le devoir par excellence. Ce devoir n’admet ni conditions ni tempérament : il est absolu et immuable. Quant à l’amour du prochain et aux sen-


timents bienveillants en général, ils ne peuvent être l’objet d’un devoir qu’en tant qu’il s’agit de la bienveillance active et non de la sympathie de complaisance ou amour pathologique. De ces principes découlent des maximes telles que les suivantes : Ne laissez personne fouler aux pieds votre droit impunément. Ne faites point de dette sans fournir caution. Le mensonge, soit extérieur, soit surtout intérieur, est un suicide moral. La bassesse est indigne de l’homme ; celui qui rampe comme un ver ne peut se plaindre si on l’écrase. La violation du devoir d’amour n’est qu’un péché, celle des devoirs de respect est un vice, car ici l’homme est offensé, là il ne l’est pas. La gymnastique morale n’est pas une mortification, c’est la volonté s’exerçant à maitriser les penchants, de manière à n’en ètre pas gênée, et goûtant, joyeuse, sa liberté reconquise.

C. Religion. (Sources : La religion dans les limites de la pure raison.) A la suite de la métaphysique des mœurs vient naturellement la religion, non comme supposée, mais comme appelée par la morale. La religion consiste à envisager les lois morales comme si elles étaient des commandements divins. Elle ne peut augmenter notre connaissance, soit de Dieu, soit de la nature ; elle n’y doit pas viser : son seul objet est d’accroitre l’ascendant de la loi morale sur la volonté.

Ainsi entendue, elle est sanctionnée par la raison. Mais les religions positives ajoutent à la loi et aux postulats moraux des éléments traditionnels et statutaires : il nous importe de savoir dans quelle mesure cette partie additionnelle peut être légitimée par la raison. Si nous considérons la religion chrétienne, forme excellente de la religion, nous y rencontrons quatre idées essentielles : celle du péché originel, celle du Christ, celle de l’Eglise et celle du culte. Quelle est la valeur de ces idées ? 1° Le dogme du péché originel recèle une vérité philosophique. Il y a en nous deux caractères : le caractère empirique et le caractère intelligible. Les vices de l’un, en attestant une pente innée vers le mal, dénotent une faute radicale de l’autre. Cette faute consiste à renverser l’ordre qui doit régler les rapports de la sensibilité et de la raison, et a mettre celle-ci au service de celle-là. La moralité, pour la personne qui a commis cette faute, ne peut plus être qu’une conversion, une nouvelle naissance, ainsi que l’indique la théologie chrétienne. En ce sens, le dogme est justifié. 2° L’idée du Christ, elle aussi, est reçue par la critique, si par le Christ nous entendons l’idéal de la personne humaine. Cet idéal descend du ciel sur la terre, non sans doute historiquement, mais en ce sens qu’appartenant au monde intelligible, il se manifeste dans le monde sensible. Cet idéal nous rachète, car, tandis que le châtiment concernait l’homme coupable, c’est l’homme converti par la conception de l’idéal, le nouvel homme, qui lutte et souffre pour détacher l’ancien du mal. Le bon se charge des péchés du méchant et le représente devant le juge. 3° L’Eglise, elle aussi, est reconnue par la raison, eu tant qu’elle est une association dont les membres se fortifient mutuellement dans la pratique du devoir, et par l’exemple, et par la déclaration d’une commune conviction morale. En elle-même, elle est une, comme la foi rationnelle ; mais la faiblesse humaine veut qu’à la foi rationnelle s’ajoutent, pour la rendre sensible, des dogmes historiques, prétendant à une origine divine. De là une multiplicité d’églises et l’antagonisme des orthodoxes et des hérétiques. L’histoire de l’Eglise n’a d’autre matière que la lutte de la foi rationnelle et de la foi positive ; et le terme où elle marche est l’effacement de celle-ci devant celle-là. 4° Enfin, le culte lui-même est chose rationnelle, pourvu qu’on le place dans l’intention morale et dans la réalisation de cette intention. Tout ce que l’homme croit pouvoir ajouter à la vertu pour honorer Dieu n’est que faux culte et pratique vaine. La valeur illusoire attribuée à ce faux culte a pour conséquence la dépendance du laïque à l’égard de l’Eglise et tous les maux qui naissent de cette dépendance, tels que l’hypocrisie et le fanatisme. La foi que commande l’Eglise a pour objet véritable de se rendre elle-même su-