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Page:Lanson - Boileau, 1922.djvu/159

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LA CRITIQUE DE BOILEAU.

le peut voir dans ce passage d’Hérodote, qui est cité par Longin : « Cléomène étant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, et s’étant ainsi déchiqueté lui-même, il mourut ». Car on ne peut guère assembler des mots plus bas et plus petits que ceux-ci : se hacher la chair en morceaux, et se déchiqueter soi-même. On y sent toutefois une certaine force énergique qui, marquant l’horreur de la chose qui y est énoncée, a je ne sais quoi de sublime.

Qu’on médite ce petit morceau, et l’on verra que si l’élégance et la noblesse consistent essentiellement à donner à l’œuvre poétique un caractère esthétique et littéraire, qui fait que jamais elle n’est vulgaire, même en exprimant les vulgarités de la nature, le sublime est le degré suprême de la beauté : mais ce degré, c’est tout simplement, pour transposer dans notre langage l’idée de Boileau, c’est l’intensité expressive d’un mot, d’un tour, qui réalise en perfection l’effet voulu et prévu par l’artiste. C’est ce point, au delà duquel l’art ne peut rien, où notre intelligence croit prendre le contact immédiat et direct de la nature, et où cette interposition d’un esprit entre l’objet et nous ne nous est plus sensible : tant la forme créée artificiellement par son effort parvient à être adéquate à la réalité, qui semble s’être approchée jusqu’à nous et dont il ne nous paraît plus que rien nous sépare. Alors l’ouvrage n’est plus élégant, il n’est plus noble, qualités qui dirigent notre gratitude vers une intelligence : il est sublime, et nous emplit tout entiers de son objet.