Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1076

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1054
le naturalisme.

attiré de Veuillot par certaines méditations délirantes le mot cruel que l’on sait : Jocrisse à Pathmos[1].

Mais ce mot est injuste : prenons garde d’aller trop loin. V. Hugo n’a pas d’idées originales : il n’en sera que plus apte à représenter pour la postérité certains courants généraux de notre opinion contemporaine. Il n’a pas d’idées claires : c’est un poète, non pas un philosophe. Son affaire n’est pas d’apporter des formules exactes, des solutions sûres. Il suffit qu’il tienne la curiosité en éveil sur de grands problèmes, qu’il entretienne des doutes, des inquiétudes, des désirs. Une idée abstraitement insuffisante peut déterminer un sentiment efficace. Et voilà par où l’œuvre de V. Hugo est excellente et supérieure : à défaut d’idées nettes, il a des tendances énergiques, et il agite en nous certaines angoisses sociales et métaphysiques. Dieu, l’inconnaissable, l’humanité, le mal dans le monde, la misère et le vice, le devoir, le progrès, l’instruction et la pitié comme moyens du progrès, voilà quelques idées centrales que V. Hugo ne définit pas, ne démontre pas, mais qui sont comme des noyaux autour desquels s’agrègent toutes ses sensations. Ces idées hantent son cerveau : il ne les critique pas, il s’en grise. Elles lui dictent des hymnes admirables de mouvement et d’ampleur, discours imprécis sans doute, mais visions improvisées et lucides d’un idéal obsédant : Ibo, les Mages, Ce que dit la bouche d’ombre. Et cela ne vaut-il pas mieux, après tout, que d’avoir dit éternellement Sarah la baigneuse ou le pied nu de Rose ? N’est-ce pas en somme de là que la poésie de V. Hugo, dans l’égale perfection de la forme, tire sa plus haute valeur ? Et où trouvera-t-on, si ce n’est chez lui, l’expression littéraire de l’âme confuse et généreuse de la démocratie française dans la seconde moitié du xixe siècle ? Par sa philosophie sociale, le lyrisme de V. Hugo devient largement représentatif.

Il faut nous défaire pour juger ses idées de toutes nos habitudes d’abstraction et d’analyse. Impropre à la pensée pure et à la logique idéale, il a philosophé avec sa faculté dominante, à grands coups d’imagination. Mais par là même il a moins gâté les idées que s’il avait essayé de les versifier en philosophe : il a évité la sécheresse de

  1. Cependant c’est un fait que la pensée philosophique de V. Hugo a été méprisée surtout par les purs lettres : des philosophes tels que Goyan et surtout Renouvier l’ont estimée. Des études si originales de Renouvier il résulte que V. Hugo se sert des idées et des systèmes pour donner des expressions à ses sentiments : il incarne successivement ses états de conscience dans les doctrines les plus diverses, christianisme, spiritualisme, panthéisme, manichéisme, etc., selon que chacune d’elles fournit plus justement une formule à l’émotion ou à l’aspiration intérieure du poète. Il n’adhère à aucune philosophie, il les emploie toutes à manifester les tendances de son esprit et de son cœur. Renouvier admire la sûreté avec laquelle V. Hugo a trouvé les images os capables de représenter les conceptions abstraites des philosophes (11e éd.).