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l’époque romantique.

ginait plus ancienne et plus illustre qu’elle n’était, commença à écrire ses poèmes en 1815, étant lieutenant aux gardes. Il publia un petit recueil en 1822. Il le remania, le compléta en 1826, en 1829 et en 1837. Puis il lâcha de loin en loin quelques pièces, qui formèrent avec trois ou quatre autres le recueil posthume des Destinées (1864) : en tout, une trentaine de poèmes, qui tiennent en un petit volume. Quarante années s’écoulent entre Moïse et la conclusion du Mont des Oliviers ; nous pouvons cependant ramasser toute l’œuvre de Vigny en une seule étude : la philosophie des Destinées est déjà dans les poèmes bibliques de 1822 et 1826. Et le pire contresens qu’on pourrait faire serait de chercher dans les faits de sa vie silencieuse l’explication de son œuvre. Ce que la vie lui a donné ou ôté ne lui a pas dicté ses vers, mais bien plutôt ses vers ont décidé de quelle façon la vie, bonne ou dure, l’affectait : ses vers, c’est-à-dire le moi profond et inaltérable dont les vers étaient la confidence.

Confidence hautaine et discrète, s’il en fut. « Personne n’a vécu dans la familiarité de M. Alfred de Vigny », disait-on à l’Académie[1] ; s’il en excluait ses amis, ce n’était pas pour y admettre le public, et laisser déborder son cœur dans ses livres. Ce poète lyrique, un des trois ou quatre grands de notre siècle, n’a presque jamais parlé de lui. Il y a quelque chose de singulier dans son cas : il compte comme un génie lyrique, et il a toujours employé les formes impersonnelles de la littérature. Il a écrit des romans : Cinq-Mars (1826), où l’histoire embrouille le symbole, et où le symbole fausse l’histoire, bariolage romantique de psychologie insuffisante, de description trop littéraire, et de mélodrame brutal, Stello (1832), Servitude et grandeur militaire (1835), où se trouvent des récits poignants et sobres, dignes pendants des poèmes ; il a composé des drames : un Othello (1829), une Maréchale d’Ancre (1830) et ce Chatterton surtout (1835), si sobrement pathétique, dont je ferais volontiers le chef-d’œuvre du théâtre romantique. Comme toutes ces formes narratives et dramatiques lui servaient à enfermer, à révéler son intime état de souffrance ou de volonté, ainsi ses poèmes, où il semblait devoir s’exprimer plus directement, ne sont lyriques aussi que par l’émotion subjective qui les a fait germer : ce sont des légendes mystiques, des contes épiques, des récits dramatiques. Partout le poète prend un objet hors de lui pour y diriger notre émotion ; il fait élection d’un héros, Moïse, un loup, Jésus, une bouteille que l’océan jette au rivage. Il n’y a guère que deux ou trois pièces où il s’exprime sans l’aide d’une fiction.

Est-ce pour se dérober, par orgueil ou timidité ? n’est-ce pas

  1. Au successeur de Vigny. M. C. Doucet.