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la poésie romantique.

plutôt qu’il n’y a de réel, de précieux pour lui que sa pensée, détachée des accidents de sa personne et de sa fortune ? Il la recueille toute pure dans des symboles où elle transparaît.

Le fond de Vigny, c’est la solitude et la détresse amère qui accompagne le sentiment de la solitude[1]. La vie aggrava cette solitude et cette amertume : mais à vingt-cinq ans il se sentait déjà solitaire, et souffrait. Il n’avait pas la ressource de la fuite dans le rêve comme Chateaubriand : il manquait d’imagination et d’égoïsme. Et il avait l’intelligence : de tous nos romantiques, Vigny est le plus, peut-être le seul penseur. Il n’a pas construit de système, mais il a disposé dans ses romans, ses drames, ses poèmes, son Journal intime, toutes les pièces d’un système original et triste.

Il est seul : il sent les hommes indifférents, ou hostiles, la nature froide, impassible, dédaigneusement belle[2], les cieux immenses et déserts : Dieu, s’il existe, muet, aveugle et sourd au cri des créatures[3]. Le Père éternel, le Dieu consolateur, n’est pas : s’il y a un jour du jugement, ce sera le jour où Dieu viendra se justifier devant ceux qu’il a dévoués au mal par la loi de la vie.

Car « il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. » Il y a du Pascal dans Vigny, un Pascal venu très tard, quand le jansénisme et peut-être toute la religion ne guérissent plus[4].

Tout ce qui est souffre ; tout ce qui est supérieur souffre supérieurement. Le génie, qu’il s’appelle Moïse ou Chatterton, a un privilège de souffrance. Que faire donc ? « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse même. »

Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité[5].

Est-ce une bravade, un défi jeté au ciel ? Non ; il y a là plus que de l’orgueil : c’est de l’honneur. Ce sentiment de l’honneur ennoblissait à ses yeux la servitude militaire ; et il a aimé à dire ce

  1. Moïse, 1822.
  2. La Maison du Berger. — Le symbole de cette pièce parait suggéré par une phrase de Chateaubriand, Martyrs, l X.
  3. Mont des Oliviers.
  4. On lit encore dans son Journal : « Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours. Seigneur ! mais ignorant les fautes et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille, pour oublier. » C’est le divertissement de Pascal.
  5. Mont des Oliviers.