Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1000

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
978
l’époque romantique.

caractéristique du théâtre romantique. Dumas y a exprimé, sous la forme dramatique, avec une réelle puissance, l’exaltation forcenée, sauvage de cet amour que le romantisme faisait supérieur à tous les devoirs, à toutes les lois, à toute morale.

Antony tue son Adèle. La femme de Saverny, répudiée par lui, le fait assassiner par le Sarrasin Yacoub le soir de ses noces avec une autre femme. Richard Darlington, fils du bourreau, devenu membre du Parlement, jette sa femme par la fenêtre pour épouser une femme plus riche. Voilà les atrocités où se plaît Dumas. Il a inventé, ou exploité plus qu’on n’avait fait avant lui un certain genre de pathétique : celui qui naît d’une angoisse physique, devant la souffrance physique. Voyez la fin de Christine : Monaldeschi a peur, peur de la mort, peur de la blessure, de la douleur, du sang qui coule, du fer froid qui entre dans la chair ; il a la fièvre, il tremble ; puis il est blessé, il se traîne saignant, il supplie, on l’achève. Il n’y a pas là-dedans une idée morale, un sentiment : rien que l’horreur physique. De même dans Henri III. Le duc de Guise meurtrit le bras de sa femme pour lui faire écrire la lettre qui attirera Saint-Mégrin dans le guet-apens ; la duchesse de Guise se fait briser le bras pour tenir sa porte fermée, pendant que Saint-Mégrin fuit par la fenêtre et qu’on entend le tumulte des assassins qui le reçoivent. Cela est féroce. Ce bon, ce grand enfant de Dumas a, dans son théâtre, une énergie de boucher ou de cannibale.

Shakespeare était le maître qu’invoquaient les romantiques : en réalité Byron leur fournit plus que Shakespeare. Le jeune premier du drame romantique vient tout droit de ses poèmes. Ténébreux, fatal, amer, il sort on ne sait d’où, il passe enveloppé d’un triple prestige de mystère, de crime et d’amour : le Giaour, Lara, le Corsaire, ces incarnations de la sensibilité misanthropique de Byron, sont les modèles d’après lesquels nos robustes et bien portants poètes, le joyeux Dumas, le solide Hugo, ont dressé le type de leur héros, bâtard ou enfant trouvé, victime ou ennemi de la société, désespéré, magnanime et tout débordant de tendresses séduisantes : Antony est plus brutal, Didier plus pleurard. Ils ne s’aperçoivent pas de l’absurdité qu’il y a à loger ce type poétique dans une époque historique connue et caractérisée. Encore y a-t-il plus de bon sens à montrer un Antony dans la vie contemporaine, parce qu’Antony représente au moins un état de l’imagination française en 1830. Mais un Didier au temps de Louis XIII, entre Richelieu et Marion de Lorme, voilà qui est fort ! Et V. Hugo ne s’est pas lassé de répéter ce type qui n’était même pas une expression sincère de sa propre personnalité : le laquais Ruy Blas, le bandit Hernani, l’aventurier Gennaro, le chevalier Otbert, le pro-