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l’époque romantique.

action, un dénouement conformes à cette situation première où le poète s’est trouvé. Ailleurs il n’y a rien de réel, qu’une certaine disposition sentimentale. Alors la comédie crée un univers de la couleur de ce sentiment, et la vérité morale est entière dans l’absolue fantaisie de la construction scénique.

Les Nuits à part, Musset n’a rien fait de supérieur à cinq ou six de ses comédies. D’abord la forme dramatique épure l’inspiration lyrique en l’objectivant, et surtout quand le thème éternel est l’amour, le lyrisme direct devient trop facilement agaçant ou ennuyeux. Puis Musset a précisément les qualités auxquelles la forme dramatique peut donner toute leur valeur. Son théâtre est exquis par la fine notation d’états sentimentaux très originaux et très précis : il s’analyse lui-même sous ses noms divers avec une acuité poignante. Il a présenté aussi, avec une singulière ingénuité de sentiment, ses rêves d’innocence et de pureté, des âmes délicieuses, inaltérables en leur candeur, ou frissonnantes d’indécises inquiétudes ; ses jeunes filles sont d’exquises visions, Cécile, Rosette, et la petite princesse Elsbeth qui va être sacrifiée à la raison d’État[1].

Musset a le sens du dialogue : il voit les interlocuteurs comme personnes distinctes, et il entend manifestement le timbre de chaque voix, l’accent, la réplique, qui manifestent chaque âme en son état et qualité. Il n’est guère possible de conduire sûrement un dialogue sans avoir en quelque degré le sens psychologique : Musset l’a eu plus qu’aucun romantique. Autant les modes généraux de sensibilité qui constituent les personnages de premier plan sont délicats et compliqués, autant les caractères attribués aux personnages accessoires sont sommaires et peu profonds. Là l’étude est minutieuse et fouillée : ici l’esquisse est sobre et simplifiée, le trait franc et juste. Voyez l’oncle Van Buck, et la tante de Cécile, et l’abbé : ces gens-là ne sont pas compliqués, mais ils vivent. Même Musset a eu dans un degré supérieur le sens de la caricature artistique, qui ramasse et déforme un type par une simplification vigoureuse : dame Pluche, Blazius, Bridaine, le prince de Mantoue, le podestat Claudio sont de charmants grotesques. Ainsi s’étend la comédie fantaisiste de Musset, précieuse et naturelle, excentrique et solide, sentimentale et gouailleuse, plus poétique que la comédie de Marivaux, moins profonde que la comédie de Shakespeare, œuvre unique en somme dans notre littérature, et d’une grâce originale qui n’a pu être imitée.

  1. Et toute la comédie À quoi rêvent les jeunes filles ?