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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1024

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l’époque romantique.

Mais, ici encore, il faut d’abord marquer des défauts et des lacunes. Balzac est déplorablement romanesque : la moitié de son œuvre appartient au bas romantisme, par les invraisemblables ou insipides fictions qu’il développe sérieusement ou tragiquement. Mélodrame, roman-feuilleton, tous les pires mots sont trop doux pour caractériser l’écœurante extravagance des intrigues que combine lourdement la fantaisie de Balzac. Il fait concurrence à Eugène Sue, et à Dumas père, dans Ferragus, et les Treize, dans la Dernière Incarnation de Vautrin, dans Une ténébreuse affaire, dans la Femme de Trente Ans, dans maint épisode ou incident des meilleurs romans. Une seule fois peut-être il a tiré d’une donnée extraordinaire un pathétique puissant : c’est dans la nouvelle du Colonel Chabert.

Balzac, avec son génie robuste et vulgaire, est incapable de rendre les caractères et les mœurs dont la caractéristique est la délicatesse. Son aristocratie de la Restauration, ses grandes dames, douairières ou coquettes, nous mettent en défiance, sans que l’on connaisse l’original. Elles nous font l’effet de cabotines jouant des rôles de duchesses dans un théâtre de sous-préfecture : elles ont des grâces épaisses, et un étrange sans-façon, sous prétexte d’aristocratique désinvolture. Ses jeunes filles sont des répliques de l’ingénue banale ; il les a tirées de la même armoire que Scribe : de fades poupées, modestes, patientes, aimantes : la vertu, comme la grâce, réussit mal à Balzac ; son génie commence à la vulgarité et au vice.

Nous avons ainsi les limites de notre romancier : dans son domaine, rien ne l’égale ; et ce domaine, c’est la peinture des caractères généraux dans les classes bourgeoises et populaires. Il a une rare puissance d’imagination synthétique ; il met comme personne un personnage sur pied ; il lui donne une vie intense, par la netteté de sa vision, par la conviction de sa description. Sans doute, il ne fait pas de psychologie profonde ; il ne s’attache pas au travail intérieur qui fait ou défait une âme ; il n’essaie pas d’isoler et de peser tous les éléments qui se mêlent dans une volonté, dans un désir. Il compose solidement son personnage intérieur ; il y met une passion forte, qui sera le ressort unique des actes, qui forcera toutes les résistances des devoirs domestiques ou sociaux, des intérêts même. Il lui faut, en somme, pour modèles des maniaques. Mais jamais on n’a plus vigoureusement représenté le ravage de toute une vie, la destruction de toute une famille par l’incoercible manie d’un individu. Jamais de l’identité immuable d’un tempérament on n’a tiré plus logiquement des effets plus variés et plus saisissants. C’est l’avarice chez Grandet, la débauche chez Hulot, la jalousie chez la cousine Bette, l’amour paternel chez