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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1082

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le naturalisme.

thumes (1864), qui enseignent à effacer le moi et la particularité de l’expérience intime.

Mais, à cette date, la détermination nouvelle de la poésie est achevée. Il faut, pour la surprendre en pleine transformation, nous arrêter à Baudelaire [1]. Je ne lui reprocherai pas d’avoir peu produit : ce peut être d’un sage autant que d’un stérile. Un petit volume peut contenir toute une âme, tout un esprit ; et loué soit qui se concentre, au lieu de se diluer. Le talent de Baudelaire est assez étroit et en même temps assez complexe. Il représente à merveille ce que j’ai déjà appelé le bas romantisme, prétentieusement brutal, macabre, immoral, artificiel, pour ahurir le bon bourgeois. Dans cet étalage de choses répugnantes, dans cette volonté d’être et paraître « malsain », dans ce « caïnisme » et ce « satanisme », je sens beaucoup de « pose » et la contorsion d’un esprit sec qui force l’inspiration. La sensibilité est nulle chez Baudelaire : sauf une exception. L’intelligence est plus forte, médiocre encore : sauf une exception. La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire. Baudelaire n’est pas peintre, et ses tableaux parisiens sont de la peinture inutile. Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et l’odorat[2].

L’idée unique de Baudelaire est l’idée de la mort ; le sentiment unique de Baudelaire est le sentiment de la mort. Il y pense partout et toujours, il la voit partout, il la désire toujours ; et par là il sort du romantisme. Son dégoût d’être ne paraît pas un produit de mésaventures biographiques : il se présente comme une conception générale, supérieure à l’esprit qui se l’applique [3]. Obsédé et assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être chrétien, nous rappelle le christianisme angoissé du xve siècle : par une propriété de son tempérament, la mort qui est sa pensée, la mort qui est son désir, c’est la mort visible en la pourriture du corps, la mort perçue sur le cadavre par l’odorat et le toucher. Une originale mixture d’idéalisme ardent et de fétide sensualité se fait en cette poésie.

  1. Charles Baudelaire (1821-1867), traducteur d’Edgar Poë. — Éditions : les Fleurs du mal (1857 et 1861). Œuvres posthumes et Corr. inédite, publ. p. E. Crépet, 1887. — Lettres, 1906 ; Œuvres posthumes, 1908. — A consulter : P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine ; Brunetière, la Statue de Baudelaire, Rev. des Deux Mondes, 1er sept. 1892 ; C. Mauclair, Baudelaire, 1917.
  2. Cf. ses « chats » définis par le contact et le parfum. Et toutes les notations d’odeurs.
  3. « La poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. » (Barbey d’Aurevilly.) — Cependant voici un aveu de l’auteur (Lettres, p. 522) : « Faut-il vous dire, à vous qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents » (11e éd.).