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le naturalisme.

poésie subtile, vaporeuse sans être nuageuse, précise sans être abstraite, saisit à la fois l’imagination et l’intelligence.

Cependant M. Sully Prudhomme a réussi plus constamment dans la courte méditation qui réalise par une image gracieuse ou touchante quelque vérité philosophique, un fait de notre vie morale, une loi de la vie universelle. Rien de plus achevé, de plus neuf que ces petites pièces, la Mémoire, l’Habitude, les Chaînes, la Forme : il faudrait citer presque tout le recueil. M. Sully Prudhomme a de profondes tendresses et d’abondantes pitiés, qui naissent en lui d’un pessimisme délicat et pénétrant. Ni cri, ni révolte, ni tension même : une tristesse douce et discrète, toute en demi-teintes, un vif sentiment de l’humaine misère, une déploration sans violence des êtres et des formes qui passent. Quelles sont les expériences intimes qui donnent un tel accent de sincérité à cette poésie raffinée ? Je ne sais, et le poète ne laisse guère entrevoir sa vie dans son œuvre. Il a un esprit de généralisation, qu’il applique même aux faits de sa sensibilité ; il ne s’arrête qu’aux émotions où transparaît quelque servitude ou quelque aspiration de l’impersonnelle humanité ; mais ces généralités sentimentales ne sont pas des lieux communs, et ces poèmes exquis notent je ne sais combien de fines nuances d’impressions, l’ont apparaître je ne sais combien d’invisibles forces morales.

Avec M. Leconte de Lisle, la poésie fuit vers l’archéologie et l’histoire : avec M. Sully Prudhomme, elle s’allie à la philosophie et à la science[1]. Une troisième direction reste, dans laquelle la poésie objective peut se trouver : elle consiste à recevoir de la perception extérieure la matière des vers, en sorte que le moi n’y contribue que par sa représentation du non-moi. Parallèlement au roman naturaliste peut se développer une poésie naturaliste, tout appliquée à rendre les aspects de la vie familière, de la réalité vulgaire, même triviale, même laide.

La voie fut décidément ouverte par M. E. Manuel[2] qui tenta d’enfermer dans de petits tableaux, discrètement teintés d’émotion, les mœurs du peuple parisien, les scènes de la rue et de l’atelier ; mais l’idéalisme du poète le condamnait à dérober une partie de ses modèles derrière la noblesse de son propre sentiment. Dans ce genre, M. Coppée[3] s’est acquis le nom d’un maître.

  1. Madame Ackermann (1813-1890) a exprimé avec plus d’énergie que d’art l’amer pessimisme d’une âme qui ne peut ni échapper ni se résigner à une conception irréligieuse et positive de l’univers. Poésies, Lemerre, 1874, pet. in-12.
  2. M. E. Manuel, né en 1823. Pages intimes (1866) ; Poèmes populaires (1871) ; Pendant la guerre (1872). — Édition : Calmann-Lévy.
  3. M. François Coppée, né en 1842. Reliquaire (1866) ; Intimités (1868) ; la Grève des forgerons (1869) ; les Humbles (1872) ; Promenades et intérieurs (1872) ; Poésies (1879) ; Contes en vers (1881 et 1887) ; dans le théâtre de M. Coppée, le Passant