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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1111

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le roman.

Pierre Loti, pseudonyme qui cache M. le lieutenant de vaisseau Julien Viaud[1], est un écrivain sensitif et subjectif à la façon de Chateaubriand. Il en a l’intensité d’impressions pittoresques, la profondeur de mélancolique désillusion ; mais Loti, au reste, est très personnel et tout moderne. Détaché de toute croyance religieuse, il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son incurable pessimisme de sensuel mélancolique : il sent l’être, en lui, hors de lui, s’écouler incessamment dans les phénomènes, et il poursuit la jouissance passagère de la sensation attachée aux apparences ; mais il savoure, dans le moment même où il jouit, l’amertume de l’inévitable anéantissement de l’apparence hors de lui, de la sensation en lui. Sa carrière de marin lui a fourni le moyen de développer, d’achever son tempérament : elle l’a promené par le monde, à travers toutes les formes de la nature et de la vie ; elle a rendu plus aiguës ses perceptions et ses mélancolies. Sa vocation littéraire est née de l’idée que le livre seul pouvait fixer dans une réalité durable quelques parcelles de ce moi et de ce monde toujours en fuite.

Dans des œuvres sincères, en un style étrangement vibrant et intense, Loti a dit quelques-unes des impressions qu’il a recueillies en ses campagnes : dans le Spahi, les soleils du Sénégal ; dans Mon frère Yves, les vastes paysages de pleine mer, quand le vaisseau fuit et que « l’étendue miroite sous le soleil éternel », des coins de Bretagne pluvieuse rendus avec une singulière délicatesse ; dans Pêcheurs d’Islande, la Bretagne encore, et la mer boréale, et le Tonkin, et les mers tropicales. Loti est un des grands peintres de notre littérature : il se place à côté de Chateaubriand, par la fine ou forte justesse des tons dont il fixe les plus mobiles, les plus étranges aspects de la nature.

Nulle psychologie, du reste, dans les bonshommes qui peuplent ses tableaux : quelques états de sensibilité, les siens, aspirations vagues et douloureuses, désirs de l’impossible, regrets de l’écoulé, nostalgies, désespérances, toutes les nuances enfin de cette disposition élémentaire qu’on peut appeler l’égoïsme sentimental.

Avec ce tempérament, Loti est l’écrivain le moins fait pour la fabrication mécanique des productions littéraires. Le subjectivisme, à ce degré, ne se sauve que par l’absolue spontanéité.

  1. M. Julien Viaud (né à Lorient en 1850) ; le Mariage de Loti (1880), d’où il prit son pseudonyme ; le Roman d’un spahi (1881) ; Mon frère Yves (1883) ; Pêcheurs d’Islande (1886) ; le Désert et Jérusalem, impressions de voyages (1895), Ramuntcho, 1897. L’Inde sans les Anglais, 1903. Vers Isphan, 1904. – Édition : Calmann-Lévy, 14 vol. in-18. — À consulter : Loti, le Roman d’un enfant (1890) : R. Doumie, ouvr. cité.