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littérature bourgeoise.

aussi sans l’avoir lu. On ne sait où il naquit. L’important, c’est qu’il vécut à Paris : la grande ville lui donna son esprit et son âme. L’incessante fermentation de cette population immense et hétérogène, barons hantant la cour du roi, bourgeois dévots et caustiques, écoliers batailleurs et disputeurs, prompts de la langue et de la main, et tout ce qui s’y remuait d’idées et de passions dans le conflit des esprits et des intérêts, étaient éminemment propres à susciter une poésie sinon très haute, du moins très vivante : le poète, cette fois, ne manqua pas.

C’était un pauvre diable de ménestrel, que la malechance poursuivit toute la vie, beaucoup de légèreté aidant, et un peu de vice. Il prit deux fois femme ; et la deuxième au moins, laide, vieille et pauvre — mais pourquoi l’épousait-il ? par quelle fantasque humeur, ou quelle fâcheuse nécessité ? — la deuxième donc ne lui apporta que misère et chagrin. Sans pain, sans feu, de la paille pour lit, entre une femme qui gémit, une nourrice qui veut ses gages, et un propriétaire qui réclame son loyer, voilà en quel état se présente à nous le triste Rutebeuf, qui trouve pourtant moyen de rire. À la nourrice près, c’est l’image de toute sa vie. Il eut quelques bienfaiteurs et beaucoup de créanciers : l’argent de ses bienfaiteurs n’allait pas à ses créanciers ; les dés en faisaient rafle. Il quémandait auprès des grands, il hantait la domesticité, jongleurs, maîtres d’hôtel, panetiers, race joviale, impudente, tumultueuse. Il hantait surtout l’innombrable armée des joueurs, hâves, pelés, « deschaux », un peu ivrognes.

Il aimait beaucoup les écoliers : il ne le fut peut-être jamais. Sa science n’est pas cléricale : il sait le Roman de Renart et l’œuvre de G. de Lorris[1]. Tout au plus, étant dévot, a-t-il attrapé les lieux communs et les procédés de développement des sermons qu’il a entendu prêcher : il en étoffe sa poésie. C’est un ouvrier avisé, qui sait son métier, et qui le fait comme un métier : il est difficile de ne pas voir dans son Miracle de Théophile, dans ses deux vies de Saints, dans ses Complaintes funèbres des travaux de commande, faits pour des communautés pieuses ou pour d’illustres familles. Il s’est fait un art, des procédés : il a ses figures, ses allusions, ses comparaisons, ses allégories favorites, qui sont comme sa marque et sa signature dans ses œuvres. Il a renoncé à la puérile et laborieuse variété de rythmes du lyrisme courtois : il a ses mètres, peu nombreux, mais bien choisis, expressifs, qu’il répète sans scrupule, mais manie en perfection, une petite strophe de trois

  1. Je n’ajoute pas les chansons de geste ; il n’y fait que des allusions fort vagues, qui peuvent s’expliquer par la popularité des types tels que Roland, Olivier, Alexandre, Eaument même et Agelant. Il n’est pas besoin d’avoir lu La Calprenède pour dire de quelqu’un qu’il est fier comme Artaban.