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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/147

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littérature didactique et morale.


2. ROMAN DE LA ROSE. GUILLAUME DE LORRIS.


Malgré la continuité de la fiction, le Roman de la Rose[1] forme, à vrai dire, deux ouvrages distincts, qui ne sont ni du même temps, ni du même auteur, ni du même esprit. Des 22 817 vers qui le composent dans l’édition de Fr. Michel, les 4 669 premiers ont été composés dans le premier tiers du xiiie siècle par Guillaume de Lorris ; le reste a été écrit environ quarante ans plus tard par Jean de Meung (vers 1277). Il faut traiter chacune de ces parties comme une œuvre indépendante.

Quel qu’ait pu être Guillaume de Lorris, noble, bourgeois ou vilain, il avait étudié, et il adressait son poème à la société aristocratique, à celle qu’avait ravie Chrétien de Troyes et pour qui chantait précisément en ce temps-là le comte Thibaut de Champagne. Le Roman de la Rose, dans l’intention de son premier auteur, devait être un Art d’aimer, et le code de l’amour courtois. Mais ce sujet fait pour plaire aux fins seigneurs et aux dames délicates, Guillaume de Lorris le traita avec la méthode et l’esprit des clercs.

Les exemples à suivre ne lui manquaient pas. Les clercs, en effet, aussitôt que la conception de l’amour courtois avait été apportés dans la France du Nord, s’étaient piqués de s’y connaître, et bien mieux que les barons et les poètes : c’est ce qu’attestent une foule de pièces latines et françaises, véritables débats où la préférence est donnée à l’amour des clercs sur l’amour des chevaliers. Et comment les clercs ne se fussent-ils pas regardés comme supérieurs ? Ils avaient l’esprit et la faconde, une mémoire bien garnie qui les faisait disposer de l’esprit et de la faconde des autres : et ils lisaient le livre, qui donne la science, ils lisaient l’Art d’aimer. Par une de ces méprises dont le moyen âge est coutumier, le libertin Ovide devint le maître de l’amour courtois.

Les clercs portèrent naturellement dans la matière de l’amour toutes leurs habitudes d’esprit. Ce furent eux surtout qui contribuèrent à constituer en face de la théologie chrétienne une véritable théologie galante, assignant au Dieu d’amour la place de Jésus-Christ, formant son séjour délicieux à l’image de l’Éden, édictant en son nom un Décalogue, organisant enfin tout un dogme et tout un culte, et comme une Église des amants, qui avait ses fidèles et ses hérétiques, ses saints et ses pécheurs. Ils appliquè-

  1. Éditions : Méon, 1813, 4 vol. in-8 ; Fr. Michel, Paris, Didot, 2 vol. in-12, réimpr. 1872. — À consulter : E. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, in-8, 1891.