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le quatorzième siècle.

lement sa maxime favorite : où est le profil, là est l’honneur [1]. Mais on a vu en lui un aristocrate, parce qu’il se moque bien fort des chaussetiers et autres bourgeois de Gand, qui veulent se mêler de diriger la politique de la jeune duchesse Marie de Bourgogne. Rien n’est plus loin de l’esprit de Commynes que le préjugé nobiliaire : s’il apprécie en homme pratique les avantages matériels de la noblesse, pas plus que Louis XI, ce bon compère n’estime les hommes par leurs quartiers. Le préjugé qu’il a, et que n’avait pas Louis XI — dont Commynes se dépitait parfois, — c’est la jalousie, le préjugé du diplomate de carrière, du professionnel contre les aventuriers intrigants, bourgeois, et autres négociateurs d’occasion qui ont la prétention de traiter des intérêts des États. Commynes est le premier exemple de la foi du diplomate en sa spécialité : c’est quelque chose déjà de positif.

Ensuite il n’est pas vrai qu’il se passe de toute moralité. Il est trop fin, et il sait trop la valeur pratique de la bonne foi : sans elle, tout est confusion, conflit, instabilité : rien n’a d’assiette que par la force brutale. La ruse, la négociation, l’esprit enfin n’ont pas toute leur valeur, si la force n’abdique devant certains droits. Point de marché, de marchandage (les mots favoris de Commynes), sans respect des contrats. La chicane suppose la loi souveraine.

Ce diplomate croit aux instruments diplomatiques, aux droits créés par les conventions de chancellerie, à la validité des titres poudreux et archaïques : terre d’Empire n’est pas terre de France, et il s’arrête, avec son maître Louis XI, devant cette distinction. En outre, il sait le pouvoir de l’opinion ; il ne vaut rien d’avoir la conscience publique contre soi. L’art est déjà d’engager l’adversaire à se charger des apparences fâcheuses : c’est une coûteuse fanfaronnade que de se mettre au-dessus de la morale, quand, avec un peu de précaution, on peut la mettre de son côté. Le manque de foi excessif, habituel, notoire, est une sottise et une faiblesse : on ne trouve plus qui veuille traiter avec vous. La politique est l’art de rouler les autres : pour les bien rouler, il faut s’en défier toujours, mais il faut qu’ils se confient. Et une certaine dose de bonne foi, une certaine réputation surtout d’en avoir, attirent seules la confiance. Pour tous ces motifs, Commynes pratique et recommande un certain tempérament entre le pur machiavélisme et la franche honnêteté. Il triche juste assez pour gagner, sans autoriser les autres à tricher. Une apparence et présomption de bonne foi, voilà tout ce qu’il désire : mais il ne peut y avoir longtemps apparence et présomption, si parfois

  1. L. IV, ch. iv, (p. 248) ; l. V, ch. ix (p. 346).