Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
littérature dramatique.

caresse du couplet dont le démon enveloppe la pauvre et naïve Ève : « Tu es faiblette et tendre chose — Et es plus fraîche que n’est rose », etc. Et la suite de la scène offre encore une assez fine notation des mouvements de l’âme. Cela est moins rude, plus vivant que les « Tentations » du xve siècle.

Le caractère profane du genre dramatique s’accentue encore dans le Jeu de saint Nicolas, que Jean Bodel fit jouer à Arras un jour de la fête du saint, dans le dernier tiers du xiie siècle (avant 1170 ?). La grande commune picarde, riche, populeuse, remuante, toujours avide d’action et d’émotion, que nous avons vue déjà dérober aux cours féodales les formes aristocratiques de leur lyrisme, s’empara aussi de bonne heure du drame élevé à l’ombre de l’église : elle l’amena sur ses places publiques, et y versa tous les sentiments naïfs ou vulgaires qui bouillonnaient dans les âmes de ses bourgeois. La piété en était un, à cette date, mais non le seul ; et c’était une forme particulière de piété. L’élan non encore lassé des croisades, la touchante confiance en la sollicitude divine, la vulgarité passablement matérialiste, qui, pour n’être pas dupe, réclame de Dieu, de son saint, un service temporel et des miracles lucratifs, voilà les hauts et les bas de la foi du moyen âge : mais dans la vie facile et bruyante de la province artésienne, que de place prennent les tavernes, les « beuveries », les drôles insolents et amusants que la police bourgeoise pourchasse, mais qui font les délices de la gaieté bourgeoise ! Jean Bodel a mis tout cela dans un drame bizarre, bien supérieur à son insipide et romanesque Chanson des Saxons : la nécessité d’aller au cœur de son public, la nouveauté d’un genre encore dénué de traditions ont maintenu le poète dans la simple sincérité, et comme dans le plein courant, de la vie.

Sur la vieille légende contée par Hilaire, qui fait de saint Nicolas le garde du trésor d’un barbare, Bodel a jeté librement les sentiments, les habitudes de son temps et de sa ville. Il a logé le miracle en terre infidèle, chez les mécréants qui adorent Mahomet et Tervagant, dans le grand cadre de la croisade. Après que le roi païen a convoqué ses émirs et fait annoncer la guerre jusqu’aux bornes fantastiques de son mystérieux empire, le poète nous montre les chrétiens offrant leur vie à Dieu, qui par un de ses anges la reçoit et leur promet sa récompense : après la bataille, où tous périssent, l’ange bénit leur sacrifice et confirme leur gloire. Ce sont quatre ou cinq brefs couplets, deux ou trois figures à peine ébauchées — les chrétiens en chœur — un chrétien — un jeune chrétien nouveau chevalier — un ange idéalement impersonnel ; et cette gaucherie de primitif, toute sèche et raide, nous donne l’impression du grand art par la hardiesse de la simplification. Nous collabo-