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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/283

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françois rabelais.

dans la défense du clos de l’abbaye ou dans cette étourdissante tempête, on sera confondu de la patience et de la verve tout à la fois avec lesquelles Rabelais suit le dessin de la réalité dans ses plus légers accidents et ses plus baroques caprices. Ici il élimine à peu près tout de la nature, là il ne supprime rien de la vie : et partout il donne la sensation de toute la nature et de toute la vie.

On concevra facilement quel instrument il lui a fallu pour écrire une pareille œuvre, et l’on se demandera comment la langue de Marot a pu suffire à une si prodigieuse tâche. Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps : s’il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l’urbe que l’on vocite Lutéce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillard : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n’était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d’invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.

Il est aisé de voir maintenant l’importance de Rabelais dans notre littérature. Comme penseur, il fonde ce qui avait déjà paru avec Jean de Meung, et qui ne pouvait recevoir toute sa force et tout son sens que de l’humanisme seul : il fonde le culte antichrétien de la nature, de l’humanité raisonnable et non corrompue. Comme artiste, il résume et dépasse de bien loin ces essais que j’ai déjà signalés, ces timides esquisses de la vie morale, des formes et du jeu des âmes. Avec une prodigieuse puissance, il nous donne les âmes et les corps, les actes avec les puissances : et, mieux que la farce, il prépare l’éclosion de la comédie de Molière. Enfin, par son impartiale représentation de la vie, dont nulle étroitesse de doctrine, nul scrupule de goût, nul parti pris d’art ne l’empêche de fixer tous les multiples et inégaux aspects, il est et demeure la source de tout réalisme, plus large à lui seul que tous les courants qui se séparèrent après lui.