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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/294

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distinctions des principaux courants.

pour les lettres, fit une des grandes œuvres du siècle en traduisant Plutarque, les Vies et les Œuvres morales. La popularité de son Plutarque ne prouve pas seulement son talent, mais révèle aussi qu’il avait choisi un des auteurs les mieux adaptés au besoin de ses lecteurs. Ce fut un de ces livres où une société prend conscience d’elle-même, qui l’aident à dégager son goût, à connaître et satisfaire son besoin. L’éclosion, l’organisation de la littérature classique se firent sous son action prolongée à travers le siècle.

Amyot avait bien rencontré en s’arrêtant à Plutarque : un bon esprit plutôt qu’un grand esprit, un auteur lui laisse les questions ardues ou dangereuses, ou du moins qui ne parle ni politique ni religion ni métaphysique d’une façon offensive, un causeur en philosophie plutôt qu’un philosophe, moins attaché à bâtir un système d’une belle ordonnance, qu’à regarder l’homme, à chercher les règles, les formes, les modes de son activité : en un mot, un moraliste. Mais il ne présente point la morale in abstracto : il la saisit dans la réalité qui la manifeste ou la contredit. Il ne l’explique point dogmatiquement : même dans ses dissertations, à plus forte raison dans ses Biographies, il peint ; il montre les individus, les actes, les petits faits qui sont la vie, les traits singuliers qui font les caractères. En même temps que les Vies de Plutarque enivrent les âmes imprégnées de l’amour de la gloire, et à qui ces éloges des plus hautes manifestations de l’énergie personnelle qui se soient produites dans la vie de l’humanité, montrent la voie où elles voudraient marcher, toute l’œuvre de Plutarque séduit comme déterminant assez exactement le domaine de ce que devra être la littérature : morale et dramatique.

Avec Plutarque, la vue de l’homme se rabat sur ce qui doit l’intéresser le plus, sur l’homme : son œuvre aimable et diffuse est au niveau des moyens esprits, et y jette une masse de notions et d’observations ; c’est un magasin où l’on trouve tout ce que les siècles de la grande antiquité ont produit de meilleur, de plus substantiel, nettoyé, taillé, disposé pour la commodité de l’usage. En acquérant Plutarque, notre public acquiert d’un coup un riche fonds de philosophie pratique. Croyons-en la gratitude de Montaigne : « Surtout je lui sais bon gré, dit-il d’Amyot, d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants, étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier : sa merci, nous osons à cette

    1572 ; Paris, Morel, 1618 (édit. définitive). Réimpressions du Plutarque : 1783-1787, 22 vol. in-8 ; 1801-1806, 25 vol. in-8 ; 1818-1821, 25 vol. in-8, Didot.

    À consulter : A. de Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1851. R. Sturel, Amyot traducteur des Vies parallèles de Plutarque, 1909.