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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/328

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guerres civiles.

Mais Monluc a fait plus et mieux qu’un livre d’enseignement technique, plus et mieux aussi qu’un document d’histoire. En parlant de lui, ce Gascon nous peint l’homme, comme Montaigne, autre Gascon : avec toute la différence qui doit séparer un magistrat érudit d’un rude aventurier, il y a entre eux quelque parenté d’imagination et de style. Inégal, prolixe, prétentieux même, quand il veut se hausser à l’éloquence, Monluc est à l’ordinaire naturel, original, pittoresque, avec une abondance de détails particuliers qui font voir les choses, une vivacité de saillies et d’expressions trouvées qui font voir l’homme. Et ce vieux capitaine a tant de finesse native, tant d’expérience accumulée, il a tant fait pendant soixante ans pour faire jouer les ressorts des âmes de ses soudards, pour saisir ses supérieurs aussi par les propriétés de leur humeur, qu’en racontant sa vie, il dépasse sans y songer la couche superficielle des faits historiques ; il plonge à chaque moment dans les consciences, les découvre dans les actes, les gestes, les paroles ; il se découvre lui-même à nous jusqu’au fond de son être intime. Tout cela sans « psychologie », sans « analyse » : de tels mots seraient ridicules. Mais je veux dire qu’il rend la vie, et que nous ne voyons pas seulement dans son récit des enchaînements de faits extérieurs, nous y saisissons par surcroît les réalités morales qui leur servent de support.

Aux Mémoires personnels se rattachent toute sorte de vies et de récits où le narrateur, quel qu’il soit, a pour objet de déployer la richesse ou la beauté de quelque nature héroïque ou illustre. Ainsi, dès le début du siècle, le Loyal Serviteur racontait avec sa charmante simplicité les faits du chevalier Bayard : ainsi le rédacteur des Mémoires, du maréchal de Vieilleville [1] fit valoir le rôle de ce sage et honnête homme dans les conseils de François Ier, de Henri II et de Charles IX. Mais, en ce genre, ce qu’il faut placer en face de Monluc, c’est Brantôme [2].

D’assez bonne maison pour ne pas s’inquiéter trop de sa fortune, aventureux et aventurier, il n’a l’âme ni féodale ni moderne : sans foi chevaleresque, et sans patriotique affection, il court le monde,

  1. L’attribution à Carloix est plus que douteuse : cf. Revue Hist., mars-avril 1894.
  2. Biographie : Pierre de Bourdeille (vers 1534-1614), né en Périgord ; on le trouve successivement en Italie, en Écosse, en Angleterre, dans l’armée du duc de Guise pendant la 1re guerre civile, avec les espagnols dans leur expédition contre les Barbaresques, en Espagne, en Portugal, en Italie, à Malte : il prend part à la 3e guerre civile, devient chambellan de Henri III, est exilé de la cour en 1582, et songe à passer en Espagne, quand une chute de cheval le met pour quatre ans au lit, et pour le reste de ses jours le condamne au repos. – Éditions : princeps, 1665 : ainsi le xvie s. a ignoré Brantôme ; éd. L. Lalanne, Soc. de l’Hist. de France, 1864-1882, 11 vol. in-8 ; 1896, biographie, 1 vol. Éd. P. Mérimée et Lacour, Bibl. elzév., 1858-1892, t. I-XI. – Cf. Mrs de Bourdeille, Notice sur P. de B., abbé de Brantôme, Troyes, 1893.