Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
324
guerres civiles.

tant de force pénétrante aussi à son expression. Il appelle son style « comique et privé, serré, désordonné, coupé, particulier ; sec, rond et cru, âpre et dédaigneux, non facile et poli » : jamais style en effet n’a été moins apprêté, moins bouffi, moins solennel, plus familièrement alerte. « Quand on m’a dit, ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) :… oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? me représenté-je pas vivement ? suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaîtra en mon livre, et mon livre en moi. »

Il se confesse au même lieu d’avoir « une condition singeresse et imitative », et de recevoir l’empreinte de tout ce qu’il regarde avec attention. Cela est vrai, et c’est tant mieux. Sénèque lui laisse de son nerf, Plutarque (celui d’Amyot) de sa vive bonhomie ; Lucrèce l’élève à quelque magnificence vigoureuse : mais c’est toujours Montaigne. Partout s’échappe sa franche et personnelle sensibilité, atténuant les saillies de haut style par le laisser-aller du langage domestique et quotidien, relevant la négligence du parler populaire par la chaude sincérité de l’accent, d’une façon tout originale et inimitable. C’est le moins styliste, le moins puriste des hommes : non pas qu’il ne fasse pas des corrections de style ; c’est un artiste ; mais il emploie son art à exprimer en perfection sa nonchalance cavalière, à éloigner du lecteur l’idée qu’on ait affaire en lui à un puriste, à un styliste ; il n’est’pas « de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poème », et il n’a cure d’où viennent les mots qui rendent sa pensée : « C’est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller [1] ».

Tout son livre témoigne de la vérité de ces déclarations. Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est étonnamment inorganique : si longue, si chargée d’incidents et de parenthèses, d’une construction si peu nette, qu’à vrai dire il n’y manque pas une cadence, mais, dans la force du mot, une forme. À cet égard il marque un véritable recul de notre prose. Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue. Montaigne a voulu que sa phrase fût l’image de son propos ; il n’a pas cherché la ligne, mais la vie.

Quant à sa langue, je ne sais si elle est aussi personnelle qu’on le croit : Montaigne a inventé moins qu’on ne l’a dit et dans son

  1. Cf. Pasquier, Lettres, XVIII, 1.