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transition vers la littérature classique.

ment, et par cela seul il outra les saillies de Montaigne : mais ce qu’il en saisissait, ce n’était pas l’irréligion, c’était l’observation de la vie et du cœur. Il faisait de Montaigne ce que Du Vair a fait d’Épictète, ce que Pascal fera de Montaigne même : ayant pris au sérieux l’intention dont se couvre l’Apologie de Raymond Sebond, il organise la philosophie au-dessous de la foi, et fait de son Je ne sais la base rationnelle de la morale évangélique. Le problème longtemps débattu du scepticisme de Charron fait le principal intérêt de son œuvre : s’il dit d’excellentes choses, j’aime mieux les lire dans Montaigne et dans Du Vair.

Les traités de Guillaume Du Vair [1] sont la grande œuvre de la philosophie morale de ce temps-là. Il y eut peu d’âmes plus belles, plus fortes, que celle de ce magistrat, qui mourut évêque : il eut, de ses deux états, la justice et la charité. Il fut de ceux qui tinrent à devoir de rester à Paris pendant la Ligue, et avec une inflexible droiture il sut en ces temps difficiles ne manquer à aucune de ses obligations, servir le roi, même protestant, et l’Église, même rebelle, maintenir les droits du Parlement, travailler au salut du royaume et à la conservation de Paris.

Il faisait provision d’énergie morale dans Épictète et dans la Bible, vivant ses livres avant de les faire. Il n’inventait pas une fiction, quand il donnait le siège de Paris pour cadre à son beau dialogue cicéronien de la Constance, et qu’une prise d’armes, au second livre, en rassemblait les interlocuteurs dans un corps de garde. Il trouve dans la grande idée de la Providence le remède à l’accablante tristesse dont le spectacle des misères publiques frappe les cœurs honnêtes : par elle, sa raison voit clair, et dès qu’il comprend, il se redresse, il espère. Dans d’autres traités, il s’appliquera à mettre en honneur la raison et son double rôle dans la vie morale, pour détourner des passions, et pour préparer sa foi. Sa pensée n’est pas originale, elle est sincère. Il n’invente pas une conception nouvelle du devoir : il embrasse une vieille morale, il en emplit sa raison, pour la vivre. C’est un stoïcisme chrétien, qui préfère l’action à la contemplation, et la vie civile au cloître. On saisit dans les traités moraux de Du Vair, on saisit encore distincts, bien qu’unis, les deux éléments qui feront la forte beauté de la littérature chrétienne au xviie siècle ; toute la richesse intellectuelle de l’antiquité s’ajoutant à toute l’élévation religieuse de l’Évangile. Du Vair est un orateur moraliste : lorsqu’il prend son thème dans la Bible, il donne de beaux modèles

  1. Cf. p. 312-314. — Les traités de Du Vair sont : De la philosophie morale des stoïques ; le Manuel d’Épictète (traduction) ; Exhortation à la vie civile ; De la constance et consolation ès calamités publiques.