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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/498

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les grands artistes classiques.

réalités du cœur, elle se plaisait, et l’on aimait autour d’elle à faire des sentences ou maximes. Ce fut la forme où s’arrêta La Rochefoucauld, pour y ramasser son expérience. Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore imparfaites il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant cinq ou six années ; il soumettait tout au jugement de Mme de Sablé, à celui de leurs communs amis.

Le recueil parut en 1665 : peu après, l’amitié de Mme de la Fayette devint prépondérante et ce fut sous cette influence nouvelle que se fit la révision des Maximes d’une édition à l’autre jusqu’à la cinquième (1678). Mme de Sablé, janséniste, et qui avait vu les temps où l’homme se montrait à nu, n’avait pas réprimé le pessimisme de La Rochefoucauld : Mme de la Fayette, mondaine timorée, et qui estimait inutile de dire au vrai certaines choses, s’appliqua à atténuer l’amertume désenchantée du livre, à en brider la franchise aiguë par des indulgences de bon ton. Cependant le sens et la portée des Maximes ne changèrent pas.

« Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. — Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. » Voilà la note, et l’essence du livre. Il n’y a dans le monde qu’égoïsme, c’est-à-dire intérêt : ni vertu, ni dévouement, peu même de ces passions, qui, égoïstes en leur principe, s’absorbent dans leur objet jusqu’à l’entier désintéressement. Les belles actions ne sont que de beaux dehors. Il n’y a pas de vrais amis ; il n’y a pas d’honnêtes femmes, c’est-à-dire qui le soient par choix et avec satisfaction. La nécessité de notre nature nous fait vicieux ; la nécessité de la fortune nous fait heureux ou malheureux ; ni notre volonté n’élude la nature, ni notre mérite ne gouverne la fortune.

Cela n’est pas gai, et cela fit scandale. Les femmes surtout, qui sont volontiers idéalistes et optimistes, se récrièrent contre ces définitions si peu flatteuses de l’homme et de la femme. Les plus spirituelles reconnurent pourtant que l’observation était exacte. Mme de Maure demandait seulement qu’on mît des quasi aux affirmations universelles, en faveur des exceptions possibles et réelles. Mais la plus pure, la plus noble âme, à qui Mme de Sablé ait adressé le manuscrit des Maximes, Mme de Schomberg, se déclarait impuissante à contredire des vérités, que son indulgente bonté n’aurait pas toute seule découvertes. Elle était attristée et persuadée. Ceux qui applaudirent, c’étaient les jansénistes ; ils retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l’égoïsme humain, la démonstration de notre corruption dans l’état de la nature