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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/552

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les grands artistes classiques.

prose ! et surtout qu’elle est exactement à notre mesure, à nous autres Français. Son manque, c’est notre manque.

De tous les écrivains de notre xviie siècle, Molière est, en effet, peut-être le plus exactement, largement et complètement français, plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Au lieu que le génie de Molière n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté. De là son succès, qui fut très grand de son temps, en dépit de ses ennemis. Jamais ils ne purent lui aliéner le roi, ni même les marquis : ces turlupins et petits maîtres dont il se raillait si joyeusement lurent les plus ardents à l’applaudir. Tout au plus, dans les dernières années, trouva-t-on que décidément il revenait trop souvent à la peinture des mœurs bourgeoises, au lieu de présenter les mœurs de cour : il n’y avait pas assez de marquis dans ses dernières pièces ! À peine fut-il mort, toutes les attaques, et les jalousies, et les réserves cessèrent ; il fut classé comme un génie inimitable et sans égal, et jamais peut-être réputation ne s’est soutenue aussi constamment que la sienne.


5. CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE MOLIÈRE.


Molière n’était d’aucune école : il n’a pas fait école non plus. Comme il n’avait pas apporté une théorie nouvelle, ni une forme nouvelle de son art, et que les qualités personnelles de son génie faisaient la valeur de son œuvre, il n’exerça pas l’influence qu’on aurait pu croire. Il contribua — bien malgré lui — à enfoncer dans les esprits une idée fausse, née d’une étude superficielle de son théâtre : l’idée d’une comédie de caractères, sans tableaux de mœurs, au comique noble et contenu, et qui serait la forme supérieure de la comédie. Jusqu’à notre siècle, l’idée de la comédie de caractères, abstraite et sérieuse, hantera le cerveau d’excellents écrivains. Et d’autre part, ceux qui n’auront pas de si hautes ambitions ne chercheront plus à donner une valeur universelle ni une portée morale à leurs peintures de mœurs ou à leurs folles fantaisies : ils s’amuseront à des pochades et à des bouffonneries sans conséquence.

Beaucoup pilleront Molière, lui déroberont des traits, des scènes, des mots : nul ne cherchera sérieusement à prendre un sujet comique de la même prise que ce grand maître. En somme, au-dessous de lui, après lui, la comédie continue son développement presque comme s’il n’eût pas existé. Thomas Corneille [1] donne

  1. Thomas Corneille (1625-1709), poète trapique et comique, et grammairien ; la Comtesse d’Orgueil, le Baron d’Albikrac, Don César d’Avalos. — Édition : Œuvres,