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la fontaine.

rêveur et peu sentimental ; et ce public s’étonne du charme singulier de ces petits récits et de ces petites comédies, sans se douter que cette douceur pénétrante, d’une essence inconnue, vient précisément des émotions lyriques dont cette âme de poète a imprégné sa matière. Patru suivait l’instinct du siècle quand, ne voyant que la « vérité », et ne considérant la fable que comme un appareil destiné à enregistrer les résultats d’une étude expérimentale de l’homme et de la vie, il conseillait à La Fontaine d’écrire en prose. Mais le bonhomme avait son idée : il ne se voyait pas savant, mais poète et artiste, et derrière chaque vérité conçue par son esprit il sentait se lever toutes les émotions de son cœur, toutes les images de ses sensations.

Il a créé pour son œuvre unique une forme unique aussi : précise et imprécise à la fois, nette et fuyante, étonnante de mélodie et de richesse. Chaque fable déroule ses rythmes particuliers, insaisissables, instables, sans loi apparente ni périodicité définie : on compterait les pièces où le mètre est fixe et uniforme, et il est rare qu’elles soient parmi les chefs-d’œuvre. Cette forme expressive et souple, qui se défait et se refait sans cesse, qui se coule librement, sans aucune contrainte technique, sur la pensée ou le sentiment, n’est-ce pas la perfection de ce que quelques-uns de nos contemporains s’évertuent à chercher ? n’est-ce pas le vers polymorphe, apte à enregistrer toutes les nuances et comme toutes les modulations d’une âme ?

La vérité psychologique, le sentiment poétique, la délicatesse rythmique, voilà les parties essentielles de la Fable, telle que La Fontaine l’a faite. La moralité, je veux dire la formule morale dont le récit est l’illustration exacte, passe assurément au second plan. Tantôt elle est en tête, ou en queue, selon le caprice du poète, tantôt elle est double, tantôt elle est absente : deux récits se juxtaposent pour une seule morale. Souvent le récit exquis, original, amène une moralité insignifiante ou banale. Il est visible que La Fontaine a inséré cet élément comme traditionnel, et nécessaire à la définition du genre. En réalité, ce n’est pas dans la moralité qu’il faut chercher la morale de La Fontaine : c’est dans le conte, dont le meilleur et le plus substantiel ne passe pas dans la formule abstraite qui prétend le résumer. C’est du conte et de tous ses compléments lyriques, que se dégage la morale de notre poète, sa conception de la vie, du bonheur et du bien.

Jean-Jacques Rousseau et Lamartine l’ont assez vivement accusé d’immoralité. Ils n’ont trouvé dans les Fables que des leçons d’égoïsme, de dureté, d’intérêt, de duplicité. Outre les raisons personnelles qui ont égaré leur jugement, ils ont mal interprété les moralités finales des Fables. Ils y ont vu des préceptes, quand ce