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fléchier et massillon.

La morale de Bourdaloue est très précise, très particulière, non pas seulement dans les préceptes, mais dans les observations aussi et les analyses : il présente au pêcheur toutes les nuances, toutes les formes, il lui donne toutes les sources et causes, tous les effets et dépendances de son péché : il ne lui laisse rien ignorer de ce qu’il est, afin de faire éclater devant sa conscience combien il est éloigné d’être ce qu’il doit être. Dans l’analyse abstraite des vices, des passions, des multiples infirmités de notre nature, Bourdaloue est incomparable : plus pénétrant et plus original que La Bruyère, ses analyses substantielles et condensées ont abouti aux portraits ; cette forme de la littérature à la mode s’est trouvée tout naturellement adaptée au sermon de Bourdaloue. Ces portraits ne sont point abstraits précisément, mais purement moraux et psychiques, absolument dépourvus de couleur et d’éléments sensibles. Il ne s’agit pour le prédicateur que de marquer des formes d’âmes et de tracer les effets mécaniques des forces morales. Il pousse la précision à tel point, que parfois il a été, du moins on l’a dit, jusqu’à prendre un modèle individuel [1]. Ces personnalités sont un peu effacées pour nous, et il y a lieu de croire que la malignité des contemporains ajoutait aux intentions du prédicateur.

Cette éloquence tout intellectuelle, logique, immatérielle, ne donnait-elle donc rien à la sensibilité ? Il y a réellement de la chaleur dans Bourdaloue : une sincérité profonde, le désir et le plaisir de rendre la vérité sensible, la charité aspirant à l’utilité des âmes, dégagent insensiblement, à travers le tissu serré des raisonnements, une émotion de qualité très pure et très fine, qui va au cœur : émotion d’autant plus puissante qu’elle ne fait rien pour s’étaler.

[Il y a d’ailleurs quelque chose de Bourdaloue qui nous échappe : c’est son style, son accent. Le P. Griselle a prouvé que le vrai Bourdaloue avait une expression moins éteinte, moins incolore que celle qu’on trouve dans le texte établi par le P. Bretonneau. Les manuscrits des copistes qui prenaient des notes au pied de la chaire, nous rendent un Bourdaloue qu’on ne soupçonnait pas, dont la parole a des accents brusques, familiers, ou populaires une couleur forte et réaliste, que le P. Bretonneau. par scrupule de bon goût, a fait disparaître : il a décoloré Bourdaloue pour l’épurer.]


6. FLÉCHIER ET MASSILLON.


Autour de Bossuet et de Bourdaloue se groupent plusieurs orateurs distingués, mais qui sont loin de leur être comparables [2]. Un

  1. Le Sermon sur les fausses conversions a été appliqué à M. de Tréville.
  2. À consulter : l’abbé Hurel, les Orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, 1872, 2 vol. in-8.