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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/626

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la fin de l’âge classique.

tion. Voilà la plaie incurable de La Bruyère, la source secrète de son chagrin, de sa misanthropie, de ses colères contre les grands qui ne préviennent pas le talent, contre la société qui ne fait pas de place au mérite personnel. Cependant il reste auprès des princes, où il a tant souffert de la moquerie, et plus encore de l’indifférence. Il reste, et il veut plaire : il s’évertue gauchement, lourdement, sans aisance, comme ses contemporains l’ont remarqué ; il a la mauvaise grâce d’un homme fier, qui fait effort pour plaire et manifeste si sensiblement son intime humiliation qu’il en perd tout le bénéfice.

L’action lui étant interdite, il se rejeta sur la pensée et sur l’art. Il publia à la fin de 1687 ses Caractères, qui eurent un grand succès, succès de scandale autant que d’estime.


2. LE LIVRE DES « CARACTÈRES ».


La Bruyère a mis son œuvre sous le couvert des anciens, en faisant précéder ses Caractères d’une traduction de ceux de Théophraste. Mais elle a des origines plus modernes et tout immédiates. Rappelons-nous le goût de la société polie pour les maximes, d’où était sorti le livre de La Rochefoucauld : et rappelons le goût de la même société pour les portraits, d’où était sorti le Recueil de Mademoiselle en 1659, et qui, dans les romans ou comédies, et jusque dans les sermons du siècle, mit tant de descriptions de caractères individuels. Maximes et portraits sont une sensible manifestation du goût du siècle pour l’exacte vérité : ce sont deux genres faits pour la notation précise de la réalité, d’où l’invention romanesque, dramatique, poétique est exclue, où l’art littéraire s’approche autant qu’il est possible de l’expression scientifique.

Or, des maximes et des portraits, c’est tout le livre de La Bruyère : il a repris la forme de La Rochefoucauld ; et il a dégagé, isolé le portrait, en lui donnant sa forme d’art et sa valeur philosophique. Sa véritable originalité éclate dans le portrait : c’est là qu’il est sans rival. Il l’a bien senti : car, dans les sept éditions qu’il a données lui-même de son livre après la première, depuis la quatrième surtout, il a multiplié les portraits, qui d’abord étaient assez peu nombreux.

Les réflexions générales de La Bruyère sont bien au-dessous des maximes de La Rochefoucauld, des pensées de Pascal, même des saillies de Montaigne. La Bruyère n’est pas un esprit profond ; il n’a pas un point de vue original et personnel d’où il regarde les actions humaines, En un mot, il n’a pas de système. C’est une