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la bruyère.

rieurs auxquels les passions sont attachées. Voilà son domaine, voilà son génie ; là il est incomparable. Il a recueilli avec une sagacité minutieuse et patiente tout ce qui, dans l’homme qu’on voit, trahit et découvre l’homme qu’on ne voit pas, port de tête, regard, démarche, accent, geste, mot, tics et plis, habitudes physiques, actions mécaniques ou familières.

À chaque instant les expressions générales et simplement intelligibles se résolvent sous la plume de La Bruyère en petits faits sensibles [1] : ainsi, voulant indiquer le plaisir de faire du bien, il ne trouve pas de plus forte expression qu’une impression physique, le choc de deux regards qui se rencontrent et parlent : « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner ». Veut-il peindre un docteur, il nous montre l’homme « qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil » : ce costume, c’est le « caractère » ; un peintre qui ferait un portrait n’exprimerait pas autrement le moral. Veut-il nous faire connaître une vieille coquette, qui se méconnaît, il la fait médire des vieilles femmes qui se parent ; mais à quel moment ? L’action physique qui accompagne les paroles de Lise en fait vigoureusement ressortir le ridicule : Lise se moque ainsi « pendant qu’elle se regarde au miroir, qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches ». Donnez ce morceau à traduire à un de nos graveurs du xviiie siècle : sans rien ajouter, sans rien retrancher au texte de La Bruyère il fera une délicieuse estampe.

Voilà par où vivent les personnages de La Bruyère : on les voit si nettement, ils sont si particuliers dans leur air et leur action, qu’on a peine à croire que l’artiste les ait composés, et non pas copiés. On en cherche les originaux : et comme ils sont en général si intelligemment choisis et si exactement rendus qu’ils ont derrière eux chacun une nombreuse série d’individus, il est rare qu’on ne trouve pas autour de soi, dans ses connaissances, une figure capable d’avoir servi d’original au peintre. De là les clefs de La Bruyère : il s’est défendu, comme Molière, et avec raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à nommer les personnes d’après lesquelles il avait travaillé. Cependant, comme, après tout, il avait travaillé d’après nature, les gens qui vivaient dans son monde avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères d’Émile, de Straton,

  1. Étudier dans le chapitre des Grands le morceau : « Pendant que les Grands négligent de rien connaître », etc.