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littérature héroïque et chevaleresque.

qui, au temps même où s’organisait la grandeur sévère du Roland, faisaient déjà du poème la parodie inconsciente et bouffonne de l’épopée. Il arriva, à la longue, que la noblesse se détacha de cette poésie nationale, créée à son image, qu’elle préféra d’autres poèmes, d’autres genres, d’autres amusements. Elle se mit à lire, et n’ayant plus besoin des jongleurs, elle donna leur place auprès d’elle aux hérauts, détenteurs de la science du blason, rédacteurs de chroniques, ordonnateurs de jeux et de pompes. L’art des jongleurs ne s’exerça que pour l’amusement des petites gens.

On vit alors, pour cette clientèle nouvelle, les barons accablés, protégés, éclipsés surtout par de petits nobles de campagne, par de bons bourgeois, par des vilains même : ridicules d’aspect par tradition, membrus, velus, trapus, larges d’épaules, courts de jambes, ayant sourcils broussailleux et mains énormes, les paysans sont vaillants, généreux, sublimes, et leur vertu caresse l’orgueil des foules que leur extérieur a gagnées. C’est le vavasseur Gautier, coiffé de son vieux chapeau, armé de sa lourde massue, monté sur sa jument à tous crins, qui, avec ses sept fils chevauchant des chevaux de charrue, s’en va défendre son seigneur Gaydon [1]. C’est le paysan Varocher [2], garde du corps et champion de la reine Blanchefleur, c’est Simon le voyer, qui recueille la reine Berthe dans sa chaumière [3]. Si le vilain est le cavalier servant des reines calomniées, au bourgeois appartient la paternité putative ou réelle des preux. L’auditoire rit de bon cœur quand d’honnêtes marchands enseignent le commerce à un Vivien, à un Hervis [4], les mettent à la vente, les envoient aux foires, étonnés de leurs répugnances, scandalisés de leurs bévues, comme d’honnêtes poules qui voudraient instruire de jeunes faucons à picorer sur un pailler. Il rit quand les jeunes apprentis, sentant bouillir leurs instincts de largesse et de bataille, rentrent à la maison sans marchandises, sans argent, montés sur quelque destrier fourbu, une vieille cuirasse au dos, un noble épervier sur le poing.

Dans tout cela les types épiques deviennent ce qu’ils peuvent. Ils perdent toute dignité, toute grandeur, toute réalité, toute consistance aussi.

Chaque type se résout en plusieurs figures de fantaisie, graves ou ridicules, outrées de sublimité ou de bassesse, selon l’utilité particulière de chaque sujet. Ici Charlemagne, le grand empereur à la barbe fleurie, idéal exemplaire de la royauté chrétienne, à qui

  1. Gaydon (éd. Guessard, Anc. p. fr.).
  2. Macaire (id.).
  3. Berte aux grands pieds.
  4. Enfances Vivien. — Herris de Metz.