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les formes d’art.

style dramatique. Ce style est d’un caractère à peu près constamment satirique : très rarement, il est tout à fait objectif. Mais la satire de Lesage est pittoresque ; elle est une peinture des hommes et de la vie ; et c’est par là que Lesage est au xviiie siècle le véritable héritier de Molière et de La Bruyère, à l’exclusion de tous ces auteurs de comédies qui ne savent que diriger des épigrammes pincées contre les mœurs sans les représenter au vif.


2. MARIVAUX ROMANCIER. L’ABBÉ PREVOST.


Le réalisme de Lesage était incomplet, limité précisément par le cadre qu’il avait choisi. Plaçant son action en Espagne, il s’obligeait à tout imaginer : rien de ce qui était exact n’était « d’après nature », puisque Lesage n’avait pas vu l’Espagne, et ce qui était « d’après nature » ne pouvait être exact, puisque les mœurs françaises ne pouvaient passer dans une action espagnole sans un certain arrangement. Avec Marivaux [1], le roman fait un grand progrès par cela seul que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu se passent en France, à Paris.

Malgré la composition lâchée, et l’inachèvement des deux œuvres, il y a progrès aussi dans la conception et le développement des caractères principaux. Le nombre des aventures est réduit, et toutes les aventures aident le personnage à se caractériser. Ni la personnalité, ni l’identité ne font défaut à Marianne et à Jacob. Marianne est une petite personne, honnête d’instinct, fine d’esprit, sensible, vaniteuse, coquette : un type féminin, mais une femme. Et Jacob est un Champenois rusé sous des formes naïves, âpre au gain, sous sa ronde bonhomie, patient, énergique, sensé, d’une grosse probité sans délicatesse, exploitant sans scrupule les vices qu’il méprise. C’est un homme, lui aussi, ce n’est plus l’humanité.

Comme Gil Blas, Marianne et Jacob sont chargés de nous montrer les milieux qu’ils traversent, l’une d’enfant trouvée devenant demoiselle de boutique, mise au couvent, lancée dans le monde, s’acheminant à un riche mariage ; l’autre, de laquais s’élevant à la condition de fermier général. Ces deux existences, la dernière surtout, répondent mieux que celle de Gil Blas aux conditions de la vie réelle, et par conséquent à celles du roman réaliste.

La peinture de mœurs, chez Marivaux, est d’une précision très poussée. L’intérieur des demoiselles Habert, dans le Paysan parvenu, est un délicieux tableau, d’où se dégage une discrète ironie : il y a là des demi-teintes, un demi-jour assoupi, dont l’effet est

  1. Cf. chap. II, 1 et la note 1, p. 653.