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les romans bretons.

son d’une petite harpe, appelé rote. Et les étrangers même, ennemis comme les Anglo-Saxons, indifférents comme les Normands, éprouvaient la pénétrante originalité de ces airs et de ces mythes.

On a disputé, on dispute encore sur le mode de diffusion des traditions celtiques : voici le plus probable. Encouragés, attirés par l’admiration qu’excitait leur habileté, les harpeurs bretons commencèrent à promener par les provinces anglo-normandes et françaises les fictions où s’étaient déposés les antiques croyances et les chers souvenirs de leur race : de notre Bretagne, du pays de Galles, des deux pays plutôt que de l’un des deux, ils venaient plus nombreux chaque jour dire aux barons et aux dames des lais d’Arthur ou de Tristan, de Merlin ou de saint Brandan, chantant peut-être les paroles originales de leurs mélodies, mais sans doute contant en français, dans leur français celtique, qui parfois était un étrange jargon, les parties de simple prose. Ce fut ainsi, selon toute vraisemblance, que le peuple breton répandit sa poésie à travers l’Occident féodal : sourde infiltration d’abord, qui devint une large inondation.

Avant le milieu du xiie siècle, la curiosité, l’intérêt du public, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie, se portait de ce côté-là. Gaufrey Arthur, de Monmouth, avait mis en émoi le monde des clercs par sa fabuleuse Historia regum Britanniæ, dont quatre traductions françaises avaient presque aussitôt rendu Arthur et Merlin universellement populaires. Prompts à saisir le vent, des poètes anglo-normands et français firent concurrence aux harpeurs bretons. Ils dirent aussi des « lais », substituant à la prose épique des Celtes leurs suites de petits vers octosyllabiques, légers, grêles et limpides. D’autres les étendirent, les amalgamèrent en longs poèmes ; d’autres y mêlèrent des traditions, des inventions qui n’avaient rien de celtique. On fabriqua des romans celtiques comme on avait fait des chansons de geste, d’après un modèle fixé, par des procédés convenus. On mêla le mysticisme chrétien au fantastique breton. Des romans en prose accompagnèrent, précédèrent peut-être parfois, et plus probablement suivirent les romans en vers. Lais brefs et sans lien, romans de Tristan, romans de la Table ronde, romans du Saint Graal, tout cela fit en un peu moins d’un siècle une masse vraiment prodigieuse de littérature, à peu près achevée vers 1250 [1].

Toutes ces productions sont destinées à être lues : elles ne passent pas par la bouche des jongleurs. Ce sont vraiment des nouvelles et des romans, au sens moderne du mot. C’est leur première et extérieure nouveauté.

  1. G. Paris, Hist. litt. de la France, t. XXX, 1888 ; Romania, t. X, XII, XV. (.Cf. aussi t. XXIII.)