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les tempéraments et les idées.


2. LES « CONSIDÉRATIONS SUR LES ROMAINS ».


Montesquieu donna en 1734 ses Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. Le contraste est grand avec les Lettres persanes. Ici tout est grave ; et le style affecte une sévère concision, une simplicité nue, une plénitude substantielle. La phrase est sentencieuse ; elle a le relief d’une belle médaille ; parfois une image saisissante, une comparaison imprévue y jettent leur clarté. D’admirables portraits enlèvent l’aridité qui pourrait se trouver dans ces dissertations abstraites sur les faits de l’histoire.

Cette tenue du style nous révèle une des faces de l’esprit de Montesquieu. Ce Gascon pétillant a eu la passion de l’antiquité. C’est le legs, en lui, du xviie siècle. Il a été idolâtre de la grandeur romaine, de l’éloquence romaine, de la vertu romaine : il a lu Tite-Live et Tacite avec enivrement, il les a longuement médités. Il a admiré les exemples d’énergie, de fierté qu’ont donnés les stoïciens de Rome sous les mauvais empereurs. Réfractaire à la séduction de l’idéal chrétien, la hauteur de la vertu païenne le saisissait. De là est sortie, au milieu de la lente et laborieuse préparation de l’Esprit des Lois, cette analyse profonde et subtile du génie politique de Rome, et de son évolution historique. Montesquieu n’a pas, comme on dit, détaché un chapitre de son grand ouvrage pour en donner communication par avance au public. Mais, rencontrant souvent Rome sur son chemin, il n’a pas su résister à la tentation : il s’est détourné pour un temps de son œuvre capitale, pour se donner le plaisir d’embrasser d’une seule vue toute la suite de l’histoire romaine.

Quelqu’un s’était donné ce spectacle avant lui : c’était Bossuet ; et Montesquieu, qui du reste n’a rien de commun avec ce grand chrétien, ne pourra nier de l’avoir eu pour maître. Toute une partie des Considérations atteste une lecture attentive du Discours sur l’Histoire universelle ; c’est celle où Montesquieu énumère les causes de la grandeur romaine. Il développe avec toute sa science et sa pénétration les rapides indications de Bossuet, quand il nous expose le fond de l’âme romaine, cet amour de la liberté, du travail et de la patrie, la force des institutions militaires, et de la discipline ; l’ardeur des luttes intestines, qui tiennent les esprits toujours actifs, toujours en haleine, et qui s’effacent toujours dans les occasions de danger extérieur ; la constance de la nation dans les revers, et cette maxime de ne faire jamais la paix que vainqueurs ; enfin l’habileté du sénat, dont la substance se réduit à trois principes : soutenir les peuples contre les rois, laisser aux vaincus leurs mœurs, et ne prendre qu’un ennemi à la fois. Jamais Montesquieu n’a été plus érudit, plus ingénieux, plus pro-