Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/751

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
729
la lutte pihilosophique.

doctrines, séduit au moins par quelque portion de leur idéal. Des hommes tels que le ministre d’Argenson [1], le magistrat La Chalotais, ne sont pas des philosophes : ils travaillent à côté d’eux et dans le même sens. Regardez cet original et puissant marquis de Mirabeau [2] : je le nomme d’autant plus volontiers qu’il a des parties de grand écrivain, dans son style âpre, tourmenté, obscur, débordant d’imagination et de passion. Ce gentilhomme qui abhorre les « philosophicailleries modernes », qui l’ait de la religion la base de la société, qui sollicite du despotisme royal des lettres de cachet contre fils, femmes et filles, cet homme de vieille roche, ce dur, cet intraitable féodal est l’ennemi des prêtres, des commis, des financiers, des courtisans, fait des avances à Jean-Jacques, bénit Quesnay, ne rêve que progrès, améliorations sociales, bonheur du peuple, et se fait mettre à Vincennes pour le libéralisme de sa théorie de l’impôt.

Un autre témoin des tendances de l’esprit public nous instruit combien dès la première moitié du siècle la philosophie avait de prise sur les nobles âmes : c’est Vauvenargues, mort en 1747 [3].

Le marquis de Vauvenargues était capitaine au régiment du roi. Il fit la rude campagne de Bohême, qui ruina sa santé, et donna sa démission en 1743 [4]. Il n’avait pas assez de naissance pour se passer de protecteurs, de fortune ou d’intrigue : et ces trois moyens de parvenir lui faisaient défaut. L’ambition, pourtant, le dévorait, une ambition héroïque, née du sentiment de sa valeur et du désir de la faire servir au bien public. Il renonça à l’espoir de devenir un jour capitaine de grenadiers, et sollicita un poste diplomatique. Mais il n’avait pas la platitude banale du solliciteur : il demandait de façon à honorer le ministre qui l’eût nommé. Le

  1. Le marquis d’Argenson (1694-1757), esprit original et libéral, a écrit des Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France (Amsterdam, 1764). Il a laissé des Mémoires (édit. Rathery, Soc. De l’Hist. De France, 9 vol. in-8, 1859-67). — La Chalotais (1701-1785), procureur général au parlement de Bretagne, a laissé des Comptes rendus des constitutions des Jésuites (1761-1762), un Essai d’éducation nationale (1763) et un Exposé justificatif (1766-1767) contre le duc d’Aiguillon, gouverneur de la province, qui l’avait fait emprisonner dans la citadelle de Saint-Malo, Lettres de la Chalotais au duc d’Aiguillon, par H. Carré, 1892.
  2. Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau 1715-1789), consacra au bien public tout le temps qu’il n’employait pas à écraser les siens. Sa Théorie de l’impôt le fit mettre à Vincennes en 1760, puis exiler dans ses terres. Il publia en 1756 l’Ami des hommes, ou Traité de la population (in-4. 6 part., ou 8 vol. in-12). — À consulter : Loménie, les Mirabeau, t. I et II. 1889, in-8. Lucas-Montigoy, Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau, écrits par lui-même, par son père, par son oncle et par son fils adoptif, Paris, 1834, 8 vol. in-8.
  3. Œuvres, éd. Gilbert, 2 vol. in-8. Paris, 1857. — À consulter : Prévost-Paradol, les Moralistes français ; Vinet, ouvr. cité, t. I ; Paléologue, Vauvenargues, in-16.
  4. États de service (Archives de la guerre. Registre des Capitaines d’infanterie. Régiment du Roi) : « Lieutenant en second, 15 mars 1735 ; — lieutenant, 22 mai 1735 ; — capitaine, 23 août 1742 ; — a abandonné, 1744. » (12e éd.).